CAMBRIDGE – Les mesures économiques et la politique étrangère du président américain Joe Biden marquent dans l’ensemble un virage net par rapport à celles de son prédécesseur Donald Trump. En ce qui concerne, en revanche, les relations avec la Chine, Biden maintient pour l’essentiel la ligne ferme de Trump – en refusant par exemple de revenir sur les hausses de droits de douanes décidées par Trump sur les exportations chinoises, accompagnées d’une mise en garde autour de possibles mesures commerciales punitives supplémentaires.
Cette position illustre le durcissement général de l’attitude des États-Unis vis-à-vis de la Chine. Lorsque le magazine Foreign Affairs demande dans une publication récente aux spécialistes américains si « la politique étrangère [américaine] est devenue trop hostile à l’égard de la Chine », près de la moitié des répondants (32 sur 68) contestent cette affirmation, pour certains fermement – sous-entendant souhaiter une position encore plus dure de la part des États-Unis vis-à-vis de la Chine.
Pour les économistes, qui ont tendance à considérer le monde comme un jeu à somme positive, il y a là une forme d’énigme, tous les États ayant intérêt à coopérer ainsi qu’à prévenir les conflits.
Une parfaite illustration de ce principe réside dans les avantages que les pays peuvent en tirer sur le plan commercial – domaine de prédilection des professionnels de l’économie. Tout État a généralement intérêt à ouvrir ses marchés domestiques aux autres. Cette réalité concerne également les domaines politiques dans lesquels peuvent intervenir des tensions entre intérêts nationaux et intérêts mondiaux. Les pays peuvent faire le choix de politiques du chacun pour soi, par exemple, en limitant l’accès aux marchés domestiques pour améliorer leurs conditions commerciales, ou en resquillant les biens publics mondiaux tels que les politiques de décarbonation. Mais ne s’en sortiraient-ils pas mieux en ne se livrant pas à de tels comportements, dans l’intérêt collectif de tous les États ?
Les théoriciens « réalistes » des relations internationales, tels que Mearsheimer et mon collègue de l’Université d’Harvard Stephen Walt, ont raison de contredire la présomption « libérale » selon laquelle l’ouverture des marchés américains et le multilatéralisme basé sur des règles conduiraient à ce que la Chine « nous ressemble un peu plus ». En effet, la politique américaine d’engagement auprès de la Chine, mise en œuvre avant l’arrivée de l’administration Trump, a contribué à l’enrichissement de la Chine sans pour autant rendre le pays plus démocratique, ou moins enclin à viser la puissance et l’influence.
Pour autant, une Chine au système économique et politique résolument différent, et aux intérêts stratégiques propres doit-elle inévitablement être synonyme de conflit avec l’Occident ? Pas nécessairement. Le raisonnement des réalistes autour de l’importance primordiale de la puissance repose en effet sur des hypothèses qui nécessitent un certain nombre de nuances.
Premièrement, bien que les États axent avant tout la priorité sur la sécurité nationale et sur leur survie, un écart important existe entre la satisfaction de ces simples objectifs et la maximisation de la puissance. Les États-Unis seraient à l’abri de l’anéantissement ou d’une invasion, même s’ils n’étaient pas présents militairement sur tous les continents. L’historien Stephen Wertheim explique que la vision expansionniste de la politique étrangère américaine a toujours été en concurrence avec une approche plus restreinte, qualifiée à tort et à la hâte d’« isolationnisme ». L’intégrité territoriale de la Chine demeurera incontestée, même si le pays ne fait pas entendre le bruit des sabres à ses voisins. Au-delà de la sécurité fondamentale, l’aspiration à la puissance s’inscrit en concurrence avec d’autres objectifs nationaux, tels que la prospérité économique intérieure, qui n’exige pas tant d’intimidation sur la scène internationale.
Il est vrai que le monde manque d’un gendarme capable de faire appliquer les règles, comme le soulignent les réalistes. Il n’existe pas de gouvernement mondial chargé de veiller à ce que les États agissent conformément à des règles que ceux-ci peuvent avoir intérêt à mettre en place, mais peu intérêt à respecter. C’est ce qui rend la coopération plus difficile à obtenir – sans pour autant qu’elle soit impossible. La théorie des jeux, l’expérience dans le monde réel, et les expérimentations scientifiques démontrent toutes que la réciprocité induit la coopération. La présence d’un exécuteur tiers n’est pas forcément nécessaire pour obtenir un comportement coopératif dans le cadre d’interactions répétées.
Enfin, il est également vrai que l’incertitude et le risque de mal interpréter les intentions des autres États compliquent les perspectives de coopération internationale entre les grandes puissances. Les mesures purement défensives – qu’elles soient économiques ou militaires – sont rapidement perçues comme des menaces, alimentant un cercle vicieux d’escalade. Pour autant, ce problème peut lui aussi être atténué dans une certaine mesure. Comme Walt et moi-même l’affirmons, l’existence d’un cadre peut permettre de faciliter la communication, et d’encourager la justification mutuelle d’actions susceptibles d’être mal interprétées par l’autre camp.
Mearsheimer se dit sceptique quant à la possibilité pour un cadre institutionnel créatif d’engendrer une réelle différence. « La force motrice qui sous-tend la rivalité des grandes puissances [États-Unis et Chine] est structurelle », écrit-il, « ce qui signifie que le problème ne peut pas être résolu via l’élaboration judicieuse de politiques ». Or, la structure ne saurait déterminer pleinement un système complexe dans lequel la définition des intérêts nationaux, les stratégies appliquées, et les informations disponibles pour les protagonistes dépendent toutes dans une certaine mesure de nos choix.
La structure de la rivalité entre grandes puissances exclut peut-être un monde fait d’amour et d’harmonie, mais elle n’est pas nécessairement synonyme d’un monde en proie à des conflits immuables. Elle n’interdit pas une multitude d’alternatives situées entre ces extrêmes. La structure n’est pas le destin : il nous reste la faculté de façonner un ordre mondial meilleur (ou pire).o
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Copyright: Project Syndicate, 2021.
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Par Dani Rodrik
Encadré
Rivaliser pour la puissance
Les spécialistes de la stratégie géopolitique considèrent, au contraire, le monde comme un jeu à somme nulle. Les États-nations se font concurrence pour gagner en puissance – capacité à influer sur les autres et à poursuivre ouvertement leurs propres intérêts – qui est une notion nécessairement relative. Si un pays gagne en puissance, son adversaire en perd de son côté. Un tel monde est inévitablement conflictuel, les grandes puissances (États-Unis) ou les puissances montantes (Chine) se disputant une domination régionale et mondiale. Dans un récent article, John Mearsheimer de l’Université de Chicago argumente puissamment autour de cette notion. Il compte parmi les répondants de l’enquête de Foreign Affairs à s’inscrire fermement en désaccord avec l’idée d’une politique américaine devenue trop hostile à l’égard de la Chine. « Toutes les grandes puissances, démocratiques ou non », écrit-il, « n’ont d’autre choix que de rivaliser pour la puissance, dans ce qui constitue fondamentalement un jeu à somme nulle », avec des implications peu réjouissantes : la Chine est vouée à étendre sa puissance, et les États-Unis n’ont pas d’autre option que de s’efforcer de la contenir. Cette perspective soulève un important défi pour les économistes et autres acteurs qui croient en la faisabilité d’un monde stable, paisible et largement coopératif, dans lequel les États-Unis et la Chine prospéreraient tous deux.o