Les Réseaux socionumériques (RSN) ont révolutionné la façon de voyager, de consommer, de se distraire, d’exercer la politique… Ils ont aussi ouvert la voie vers de nouvelles opportunités d’apprendre, de croiser les savoirs et les connaissances, et ce, quasiment sans coût. L’accès à ces réseaux a été considéré par la Cour suprême américaine comme un droit fondamental protégé par le premier amendement.
L’institut Comscore nous apprend que plus de 80% des personnes ayant accès à Internet les consultent. Au Maroc, elles sont plus de 96%.
Cette massification des usages des RSN alimente un vaste champ de recherche et de nombreux débats dans les milieux académiques. Pour certains, les RSN ont permis de renforcer la démocratie, la coopération et le partage. Pour d’autres, ils réduisent considérablement les échanges entre les personnes et contribuent à la désagrégation du lien social.
Le chercheur néerlandais G. Lovink, estime de son côté que «sans nous en rendre compte, nous sommes arrivés à un niveau supérieur, bien qu’on ne sache pas encore comment l’appeler, qui est celui de l’ère de l’hégémonie des médias sociaux en tant qu’idéologie».
Les réseaux sociaux n’ont pas attendu Internet pour exister. Thomas Hobbes déclarait, en 1651, dans le Leviathan : «Avoir des amis, c’est avoir du pouvoir». Plus tard, Emile Durkheim affirmait que «le monde est fait d’un nombre incalculable de réseaux qui unissent les choses et les êtres les uns aux autres».
Classmates.com est le premier réseau social en ligne. Créé en 1995 pour favoriser les retrouvailles des anciens camarades de classe, il a été suivi, en 1997, du premier réseau de mise en relation numérique, «Six degrees». Et puis, il y a eu l’ère des RSN californiens, au début des années 2000, avec à leur tête Facebook, qui compte 2,4 milliards d’utilisateurs.
L’une des caractéristiques communes de ces réseaux est la valorisation de la transparence à travers les invitations à la mise en visibilité. Une grande partie de ce qui se passe sur les RSN est organisée autour de soi. La firme Intel a développé une application, The Museum of Me, permettant aux utilisateurs de visionner une exposition virtuelle de leur activité sur Facebook.
Dans une interview à la revue 01Net, Alain Damasio, auteur de science-fiction, affirme: «Aujourd’hui, un adolescent doit se construire dans un monde hyperconcurrentiel de compétitions d’ego. S’il n’est pas visible en ligne, il va vite être marginalisé». Le psychanalyste Gérard Bonnet écrit, dans «La tyrannie du paraître», que les réseaux sociaux sont «des moyens pour briller dans la vie courante, ne serait-ce qu’en annonçant le nombre d’inscrits sur ses comptes et les prouesses qu’on y déploie».
Si ces réseaux aiment tant nous connaître, c’est parce que leur modèle économique est basé sur l’exploitation intensive des données des utilisateurs, en faisant des profils et des comportements de navigation qui servent au ciblage publicitaire avec des niveaux de précision et d’efficacité jamais atteints auparavant.
En 1975, le prix Nobel d’économie Milton Friedman publiait un ouvrage intitulé: «There’s No Such Thing as a Free Lunch» («Un repas gratuit, ça n’existe pas»). Le revers de la gratuité est, dans le cas des réseaux sociaux, cette marchandisation des données générées par les utilisateurs.
Ces données font l’objet d’une captation sans précédent et alimentent une industrie extrêmement lucrative dont les chefs de file sont des géants américains. Les GAFA détiennent à eux seuls 80% des données personnelles générées dans le monde, ce qui rend leur valeur boursière supérieure à celle des compagnies pétrolières ou des constructeurs automobiles.
Diverses technologies dites de «tracking» de plus en plus sophistiquées et intrusives sont utilisées pour collecter des volumes gigantesques d’information. García Martínez, ancien chef de produit chez Facebook, qualifie ce réseau de «régulateur de la plus grande accumulation de données à caractère personnel depuis l’ADN». Facebook capte 22% du marché mondial de la publicité en ligne et 80% des revenus publicitaires sur les réseaux sociaux.
A la Silicon Valley, on n’a pas cessé de prôner la «transparence» sur la toile et la réfutation du secret comme valeurs morales. «Si vous n’avez rien à cacher, pourquoi craindre qu’on sache tout sur vous?» Disait Eric Schmidt, patron de Google. Mark Zuckerberg, fondateur et PDG de Facebook, avait longtemps soutenu que la vie privée n’était plus une « norme sociale» et que «si les gens partagent plus, le monde deviendra plus ouvert et plus connecté. Et un monde plus ouvert et connecté est un monde meilleur».
Le scandale de la confidentialité des données de Cambridge Analytica a révélé que Facebook, qui prône tant la transparence et l’ouverture, cultive une totale opacité sur son écosystème de business des données. Depuis, il n’a cessé de lancer des mesures tendant à regagner la confiance des utilisateurs. La confiance est le pilier de l’économie numérique et tout l’enjeu est, dès lors, de concilier valorisation de la donnée et respect de la vie privée.
L’Economiste N°5612 du 11/10/2019
Le Maroc et les garde-fous
Au Maroc, la protection des données personnelles est prévue par la loi n°09-08, avec une institution dédiée, responsable de son application: la Commission nationale pour le contrôle et la protection des données personnelles (CNDP). Cette loi, qui date de 2009, a été conçue à un moment où l’industrie de la donnée ne représentait pas les mêmes enjeux qu’aujourd’hui.
Dans son livre «Capitalisme de plateforme: l’hégémonie de l’économie numérique », publié en 2018, Nick Srinek affirme que les données «optimisent et flexibilisent les processus de production, elles transforment des produits peu rentables en services hautement profitables». Ces données sont sans doute la matière la plus prisée de notre siècle. L’utilisation de plus en plus massive de données personnelles interroge le dispositif de protection existant, issu de la loi n°09-08. Les acteurs cherchant la captation des données liées aux usages des individus se sont multipliés. De ce fait, ce texte doit être revisité et réorienté, avec de nouveaux garde-fous permettant une meilleure maîtrise par les citoyens de leurs données, celles-ci pouvant être, potentiellement, des enjeux de vie privée. En parallèle, les pouvoirs et les moyens de la CNDP devraient être accrus. Sur un plan économique, il est important d’encourager la création de contre-modèles d’affaires offrant des dispositifs permettant à l’utilisateur d’autoriser ou non l’accès à ses données.