Une société de taxis de Mumbai aide les femmes défavorisées à reprendre le contrôle de leur vie.
Par Shubha Sharma, Mumbai, pour The Hindu20
Manisha Malvade avait 21 ans lorsque sa mère a succombé à un cancer. « La mort de ma mère m’a ébranlée », confie-t-elle. « Mais je devais aider ma famille à survivre ». Son père, alcoolique et sans emploi, n’était d’aucune aide. Elle ne pouvait compter que sur elle-même pour élever ses cinq frères et sœurs.
A mi-temps dans un centre commercial, elle a pris au sérieux le conseil d’une collègue : apprendre à conduire. Pendant trois mois, elle a fait la navette entre sa maison à Kurla, en banlieue de Mumbai, et son école de conduite dans le quartier de Chembur.
Depuis sept ans, Manisha Malvade est conductrice chez Priyadarshini Taxi Service, une entreprise entièrement composée de femmes. Les bons mois, elle peut gagner jusqu’à 30 000 roupies (près de 400 € ). Cela lui permet non seulement d’assurer les besoins vitaux de ses jeunes frères et sœurs, mais également de payer leurs frais de scolarité et d’université.
Les femmes comme Manisha Malvade sont la raison d’être de Priyadarshini Taxi Service, explique sa fondatrice. Susieben Shah, qui est également présidente de l’organisation caritative Stree Shakti Kendra depuis 1989, déploie des programmes gouvernementaux destinés aux personnes économiquement désavantagées. C’est dans ce cadre qu’elle a rencontré des femmes qui s’occupent seules de leur foyer. Elles ont confiance en elles et la volonté d’entreprendre, mais manquent d’une plateforme et d’un mentor.
En réponse, Susieben Shah lance en 2011 Priyadarshini Taxi Service dans les bidonvilles et quartiers de chawls [immeubles collectifs] de Mumbai, la capitale financière de l’Inde. L’entreprise, qui débute avec 15 voitures, en possède 50 aujourd’hui et espère bientôt doubler ce nombre. La plupart des femmes qui rejoignent Priyadarshini Taxi Service sont veuves ou mères célibataires, « avec la soif de réussir », déclare Susieben Shah. Pour commencer, l’entreprise ne demande qu’un versement de 1 000 roupies (13 €), un permis de conduire et l’engagement de conduire 28 jours par mois.
La formation débute par les bases : leçons de conduite, entretien de la voiture, premiers secours, auto-défense, comptabilité, communication et règles d’usages. Les conductrices apprennent aussi le yoga pour les aider à supporter le stress lié à la conduite jusqu’à 12 heures par jour. Tout cela est gratuit : le coût de la formation, qui s’élève à 12 000 roupies (160 €) par personne, est pris en charge par un fonds caritatif.
Une fois leur diplôme en poche et au volant d’une voiture, les conductrices versent 850 roupies (11€) par jour et empochent le reste de leurs courses. « Nous sommes flexibles », précise Jeel Hade, responsable des relations commerciales. « Nous savons qu’il n’est pas toujours possible de gagner autant chaque jour ».
En arriver là n’a pas été facile. En Inde, les femmes conduisent de plus en plus en ville mais il est rare d’apercevoir des femmes taxis, un métier qui n’est pas considéré comme féminin. Au début, les taxis hommes regardaient de haut les conductrices de Priyadarshini Taxi Service, se souvient Susieben Shah. « Ils se plaignaient que les femmes menaçaient leur gagne-pain ». Pire, des hommes proches des conductrices détournaient les voitures pour leur propre activité de transport. Priyadarshini Taxi Service évite aujourd’hui ce cas de figure en étant propriétaire de tous les véhicules.
Aujourd’hui, le plus grand souci de Susieben Shah est de maintenir Priyadarshini Taxi Service à flot financièrement. L’entreprise se charge de l’entretien des voitures, dont l’usure est importante – une conséquence inévitable de l’état des routes à Mumbai. Les emprunts automobiles doivent également être remboursés en temps et en heure, les créanciers n’aimant pas les retards.
Attirer des investisseurs constitue un autre défi. Susieben Shah, qui a financé l’entreprise grâce aux profits de la société d’export qu’elle gère par ailleurs, s’étonne que les bailleurs de fonds ne se pressent pas à la porte. « Contrairement aux ONG, nous avons des résultats bien tangibles. Nous réalisons des profits. Mais ils recherchent la possibilité de changer d’échelle et une clause de sortie ». Ce qui n’entame pas sa détermination à trouver de nouveaux investisseurs et sa conviction que, d’ici deux ans, Priyadarshini Taxi Service se sera développé partout en Inde. « Je ne suis pas sur le point d’abandonner », prévient-elle.
Renoncer est encore moins à l’ordre du jour pour les conductrices.
Manisha Malvade est aujourd’hui épouse et mère d’un fils d’un an. Sa belle-famille n’a pas exigé qu’elle quitte son travail, comme c’est souvent le cas en Inde lorsqu’une jeune femme se marie. Au contraire, sa belle-mère l’aide en s’occupant du bébé lorsqu’elle enchaîne ses journées de 12 heures. « Ma vie a complétement changé. Je ne me sens pas moins capable qu’un homme ».
Il a fallu affronter de vrais défis, ce qu’elle continue de faire avec énergie et détermination. Par exemple, en ignorant les conducteurs des taxis noirs et jaunes de Mumbai qui tentent de la chasser des stations de taxi et se moquent d’elle : « Reste à la maison ! Que sais-tu de la conduite ? ». Un passager refuse de payer ? Elle appelle la police. Lorsqu’un conducteur s’en est pris à elle en la dépassant pour lui bloquer la route, elle l’a stoppé, attrapé par la peau du cou et giflé de toutes ses forces. Elle n’a pas encore eu besoin d’utiliser le spray au poivre que Priyadarshini Taxi Service place dans chaque voiture. « L’entreprise nous dit que, si nous avons peur, nous n’arriverons pas à conduire. Et j’adore conduire, je le fais vraiment bien ! », s’exclame Manisha Malvade. « Vous n’avez pas à me croire sur parole : tous mes clients disent que je suis une super conductrice ! ».
Susieben Shah et les 200 autres femmes formées par Priyadarshini Taxi Service savent qu’elles font bien plus que conduire une voiture. Elles bousculent les stéréotypes et affirment leur indépendance sociale et financière. Tout en défrichant cette nouvelle voie, elles rendent également plus sûrs les déplacements des autres femmes.