Tribune

Nouvelle loi sur l’énergie : L’Accès des tiers au réseau, une réforme trop précoce – Par Souleymane Ouédraogo

Selon, le Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz, les réformes libérales le mieux abouties sont celles qui ont été faites de façon graduelle, en aménageant des transitions adéquates entre la situation existante et celle souhaitée. Le Burkina Faso, à travers l’adoption de la nouvelle loi sur l’énergie, notamment en ce qui concerne l’Accès de tiers au réseau (ATR), a choisi de ne pas tenir compte de ce conseil. La portée de cette disposition m’oblige à prendre ma plume pour inviter l’exécutif et le législatif burkinabè à requérir des avis d’experts avant l’adoption des textes d’application qui pourraient signer l’arrêt de mort du secteur de l’électricité.
L’ATR est un principe selon lequel des clients «éligibles» (gros clients) peuvent s’adresser directement aux fournisseurs (producteurs d’électricité) de leur choix pour acheter une certaine quantité d’énergie qui leur sera livrée par le Gestionnaire du réseau de transport (GRT). Ce principe garantit un accès équitable et transparent des clients «éligibles» au réseau de transport moyennant un tarif de transport régulé ou négocié. Le but recherché étant de stimuler une concurrence entre les producteurs d’électricité, de sorte à satisfaire la demande en électricité et surtout à réduire son coût. Cet idéal requiert cependant deux critères que le Burkina ne remplit pas : un réseau de transport d’excellente qualité et des marges significatives de gain de productivité des producteurs d’électricité.
La qualité du réseau est essentielle pour la mise en œuvre de l’ATR. Autrement, le GRT sera confronté au problème de congestion et/ou d’indisponibilité du réseau. «Le tout n’est pas de permettre aux clients de Ouagadougou de payer directement des mangues à Orodara. Il importe surtout de pouvoir les acheminer à Ouagadougou ! Si pour une raison ou une autre (rupture d’un pont, etc.) la marchandise pourrissait avant d’atteindre sa destination, la manœuvre aurait été vaine». En effet, le réseau de transport du Burkina Faso, peu développé et peu sécurisé, n’offre pas suffisamment de capacités pour un ATR efficace.
En rappel, l’électricité est consommée moins d’un dixième de seconde après sa production, elle se transporte sur des milliers de km avec moins de 2% de pertes et est rigoureusement non-stockable. Dès lors, les clients éligibles pourront négocier des contrats dans la sous-région (Côte d’Ivoire, Ghana, Nigeria, etc.) où les conditions de production sont largement plus favorables et nettement moins chers que celles nationales (thermique et solaire). Malheureusement, les lignes d’interconnexion devant transiter ces énergies sont les mêmes qui transportent les importations d’énergie destinées aux clients non éligibles (petits clients).
La première contrainte majeure est qu’en cas de congestion ou d’indisponibilité du réseau empêchant le transit des quantités d’énergie convenues entre client (prêt à consommer) et vendeur (prêt à fournir), le préjudice de non-livraison est supporté soit par le GRT (qui n’a pas pu transporter), soit par le client (en cas de force majeure ou d’une disposition légale). Dans le premier cas, il est à craindre que les nombreuses défaillances du GRT le conduise à utiliser l’essentiel de ses ressources pour dédommager les clients. Dans le second, les surcoûts supportés par les clients tendront à réduire leur efficacité. Dans tous les cas, l’objectif de réduction des coûts ne sera pas atteint.
Deuxièmement, les importations d’énergie permettent de réduire significativement le coût de revient de l’énergie pour les petits clients. Ainsi, en situation de capacité réduite (congestion) du réseau de transport, les achats des clients éligibles et les importations du GRT (ou de l’acheteur central) sont rivaux. Toute capacité de transit (1 mW) occupée par les premiers empêche le second de réduire son coût de revient s’il pouvait importer plus d’énergie moins cher via les lignes d’interconnexion. Ainsi, l’ATR conduirait à un renchérissement du coût de revient du kWh pour les petits clients (ménages et petites entreprises) et à un accroissement probable des subventions de combustibles ou d’équilibre du fait de l’augmentation de la production thermique.
Troisièmement, l’on peut espérer que l’ATR permettra d’accroitre la Production indépendante d’électricité(PIE) au niveau national, notamment dans le domaine solaire.
Cela est peu probable, car la caractéristique de l’électricité (facilement transportable en quelques fractions de seconde sur de longues distances avec peu de pertes) rend les centrales de la sous-région (Ghana, Côte d’Ivoire, etc.) aussi compétitives que celles du Burkina Faso. Ainsi, le coût sera la principale variable de décision. En la matière, le Burkina n’a aucune chance (tant dans sa production thermique que solaire) face aux centrales à gaz et aux centrales hydroélectriques de ses voisins.
Si l’ATR devait booster l’installation de PIE solaire ou thermique au Burkina Faso, cela serait indubitablement dû à la volonté des grands clients de contourner la réglementation tarifaire en vigueur. Ainsi, les clients éligibles susciteront ou favoriseront l’installation de PIE (sociétés écrans ?) avec qui ils signeront des contrats d’achat, de sorte à ne payer que le tarif du transport au GRT. Dans un contexte où l’industrie solaire est en difficulté, avec des baisses drastiques de prix, cette alternative, quoique machiavélique, ne doit pas être écartée. Elle pourrait donner lieu à un foisonnement de contrats d’achat avec les PIE solaires que le GRT aura beaucoup de peine à gérer (instabilité et insécurité du réseau).
Enfin, le système de péréquation pratiqué à travers les tarifs de vente d’électricité au Burkina sera purement et simplement supprimé. Actuellement, le système de tarification retenu fait que les gros clients (mines, etc.), potentiellement éligibles, payent le kWh plus cher que les clients sociaux, ce qui constitue une subvention croisée permettant d’assurer un certain équilibre financier du secteur. Avec l’ATR, cette subvention croisée disparait et les petits clients, notamment les clients sociaux, devront logiquement compenser ce manque à gagner pour permettre au secteur d’assurer son équilibre financier. A défaut, l’Etat devrait accroitre ses subventions.
S’il est vrai que les théoriciens recommandent la dérégulation du segment de la production et posent l’ATR comme conditions nécessaires de sa réussite, ils supposent implicitement que le réseau de transport/distribution est mature. Les investissements nécessaires pour atteindre cette maturité dans le cas du Burkina sont énormes.
Ils doivent être assumés par l’Etat burkinabè à travers notamment le GRT (la SONABEL) dont la situation financière n’est guère reluisante. Pire, l’ATR compromet davantage les chances du GRT d’assurer un bon développement de son réseau, puisqu’il rapporte moins de ressources financières (comparativement au modèle d’acheteur unique).

Mai 2017


Maintenir le Modèle d’acheteur unique (MAU) en attendant

Le Modèle d’acheteur unique (MAU), qui est actuellement pratiqué par tous les pays de la CEDEAO à l’exception du Nigeria et du Ghana, permet au GRT de centraliser les besoins des consommateurs (grands et petits) et d’optimiser l’utilisation des sources d’approvisionnement. Il se charge de payer l’énergie aux producteurs d’électricité et de les facturer à la clientèle. A conditions égales de tarification, le MAU permet au GRT de mieux consolider sa surface et sa stabilité financière, gages d’un développement et d’un renforcement adéquat du réseau de transport (investissements publics).
En outre, avec l’Accès de tiers au réseau (l’ATR), les contrats de fourniture sont souvent si contraignants que le GRT est obligé de privilégier les gros clients en cas de congestion. Il n’est pas rare au Nigeria ou au Ghana de voir des quartiers sans électricité pendant plusieurs jours.
L’ATR est une vision appuyée par la CEDEAO, à travers sa directive C/DIR/1/06/13, qui reconnait l’importance de l’accès au réseau régional de transport d’électricité. Mais l’institution insiste sur la nécessité de sa mise en place progressive pour que les systèmes électriques nationaux puissent s’y adapter de manière souple et rationnelle afin de tenir compte de la diversité actuelle de leur organisation. Du reste, cette directive n’est pas incompatible avec le MAU actuellement pratiqué par plusieurs pays (Côte d’Ivoire, Sénégal, etc.) qui ont pourtant inscrit l’ATR dans leurs lois. A mon avis, le Burkina gagnerait à maintenir le MAU en attendant de réunir les conditions pour une application idoine d’une politique d’ATR.

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