En Angola, on l’appelle « la princesse », une chef d’entreprise intelligente et innovatrice, célèbre pour ses amitiés avec les jet-setteurs du monde entier, et surtout pour sa fortune, qui en a fait la femme la plus riche du continent. Pourtant, accusée de piller systématiquement les biens publics, Isabel dos Santos est devenue depuis peu le symbole de la corruption au sein des élites africaines.
C’est encore une fois à des lanceurs d’alerte courageux et à l’analyse rigoureuse des membres du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) que nous devons ces révélations. Après les « Panama Papers », les « Paradise Papers » et les « Mauritius Leaks », les « Luanda Leaks » montrent cette fois comment la fille aînée de l›ex-président José Eduardo dos Santos – à la tête du pays de 1979 à 2017 – aurait, avec son mari, reçu des milliards de dollars du gouvernement de son père en Angola, par le biais d›un empire regroupant plus de 400 sociétés dans 41 pays, dont Hong Kong et Mauritius. Un enchevêtrement d’entreprises qui lui aurait permis de se soustraire à tout contrôle, d’accéder à de nombreux contrats de travaux publics, aux actifs et aux prêts de l›État aux dépens des Angolais.
Ce n’est pas une coïncidence si l’édition 2020 de l’indice d’opacité financière (FSI, selon son signe en anglais), publié cette semaine, Tax Justice Network classe l’Angola comme le plus opaque des 17 pays africains révisés cette année. Il est d’ailleurs également considéré comme ayant des « déficiences stratégiques » par le Groupe d’action financière (GAFI), un organisme international de référence en matière de politique de lutte contre le blanchiment d’argent. Mais en réalité, aucune nation du continent n’est à l’abri du fléau de l’opacité financière. L’index n’a pas noté le Burkina Faso dans cette édition, mais tous les autres pays de la région sont en retard dans la mise en place de normes internationales pour plus de transparence.
Bien sûr, il est important de rappeler que les principaux responsables de l’opacité financière au niveau mondial ne sont pas les pays africains. Les membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (l’OCDE, qui regroupe les pays les plus riches du monde) y contribuent à hauteur de 49 %, selon l’index FSI. Ils le font soit de façon directe, soit par l’intermédiaire de juridictions qui dépendent d’eux, comme les îles Vierges américaines, Curaçao ou les îles Caïmans. Les pays développés démontrent ainsi une remarquable hypocrisie : ils perpétuent les pires formes d’opacité financière à travers les paradis fiscaux qui font partie de leurs réseaux, tout en mettant en place des réglementations plus strictes à l’intérieur de leurs frontières, tout en prêchant la bonne gouvernance aux pays en développement.
Mais c’est en Afrique que la situation est la plus tragique. La fuite des capitaux en provenance de l’Afrique par les élites africaines et les étrangers mine le développement du continent depuis des décennies. Dans un récent rapport examinant ce phénomène dans 30 pays du continent, James Boyce et moi-même avons démontré qu’ils ont perdu environ 1,4 trillion de dollars entre 1970 et 2015 (et 1,8 trillion de dollars si l’on inclut les intérêts). C’est beaucoup plus que le total de la dette de ces pays en 2015 (496,9 milliards de dollars) et que le montant cumulé de l’aide étrangère reçue pendant cette période (991,8 milliards de dollars). Cela signifie que l’Afrique est un « créancier net » du reste du monde et non un continent dépendant de l’aide étrangère et des investissements privés, il est généralement décrit. Les conséquences sont dramatiques. Ces sorties de capitaux privent les gouvernements des ressources nécessaires pour investir dans les services publics, tels que l’éducation, les soins de santé, les services de garde d’enfants, l’eau potable et les systèmes d’assainissement.
L’hémorragie financière aggrave l’inégalité entre les sexes, car les femmes sont surreprésentées parmi les pauvres et parmi ceux qui ont des emplois précaires ou mal payés. En outre, les gouvernements compensent le manque de ressources provoqué par la fuite des capitaux et l’évasion fiscale en ayant recours à des taxes régressives sur la consommation, telles que la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui pèsent plus sur la classe moyenne et les plus pauvres.
La succession de scandales tels que les « Luanda Leaks » a suscité l›indignation du public dans le monde entier, poussant, on l’espère, les gouvernements à commencer à affronter l›industrie de l’opacité financière qui favorise les flux financiers illicites et l’évasion fiscale. De fait, l’édition 2020 du FSI montre qu›en moyenne, les pays ont réduit leur contribution au secret financier mondial de 7 % par rapport à 2018.
Au sein de l’ICRICT, une Commission promouvant la réforme fiscale dont je fais partie, nous pensons qu’il est temps pour l’Afrique de commencer à s’attaquer à la question de la transparence financière. Les pays de la région doivent, entre autres mesures, s’attaquer davantage à la question des « actions au porteur » – c’est-à-dire des titres sur lesquels le nom du bénéficiaire n’est pas inscrit. Dans ce contexte, il est extrêmement difficile de découvrir les noms des propriétaires des entreprises. C’est pourtant un outil essentiel pour lutter contre l’opacité financière et l’évasion fiscale. Ce serait également l’occasion pour le gouvernement de s’engager efficacement auprès des citoyens et de gagner leur confiance.
La transparence financière est également une urgence politique. En continuant à fermer les yeux sur la corruption et l’évasion fiscale et en persistant à répondre au manque de ressources fiscales par des programmes d’austérité, les gouvernements mettent en péril leur légitimité aux yeux de la population, ouvrant grand la porte aux mouvements extrémistes, avec leur cortège de misères et de violences. o
Indice de l’opacité financière
L’ONG Tax Justice Network, basée au Royaume-Uni et membre de la coalition de l’ICRICT, a lancé le 18 février 2020, son indice de l’opacité financière. Il classe chaque pays en fonction de l’intensité avec laquelle le système juridique et financier du pays permet à des individus riches et à des criminels de cacher et de blanchir de l’argent extrait du monde entier. Il s’agit de la sixième édition (une tous les deux ans).
L’indice montre que des normes internationales plus élevées sont à l’origine des progrès mondiaux dans la lutte contre le secret financier. Le Burkina Faso n’a pas été noté, mais «la majorité des pays africains sont à la traîne, et doivent urgemment se doter d’outils pour lutter contre l’opacité financière, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites», affirme Léonce Ndikumana dans cet article.