Une ONG primée a recours à la culture populaire, aux médias et à la technologie pour lutter contre la violence et la discrimination à l’égard des femmes.
Par Soumya Pillai pour The Hindu
Sunaina, 14 ans, vit dans un village du nord de l’Inde. Lorsqu’on lui demande quels sont ses rêves, elle se perd dans ses pensées. Au bout de quelques minutes, elle répond : « obtenir de nouveaux vêtements pour Diwali », l’une des plus importantes célébrations annuelles de l’Inde. « Et sur le long terme », lui souffle-t-on, « à quel rêve penses-tu chaque matin en te réveillant et souhaites-tu accomplir ? ». Nouveau long silence. Puis des amies l’appellent et elle s’en va. Sunaina n’a jamais répondu à la question.
« Il est choquant de voir à quel point les filles n’ont ni rêves, ni aspirations. Notre société les a tellement étouffés », regrette Sohini Bhattacharya, PDG de l’ONG Breakthrough India, lorsqu’on lui relate la rencontre.
Fondé en 2000, Breakthrough India œuvre à transformer les normes sociales et les cultures sous-jacentes. Elle a pour objectifs, en autonomisant les femmes et les jeunes filles par l’éducation, de les protéger des mariages précoces et de la violence domestique, mais aussi de mettre fin à la sélection et au harcèlement sexuels.
Dès le début, l’approche a été iconoclaste : Mallika Dutt, militante indienne-américaine des droits de l’homme, a lancé Breakthrough India après que son album abordant les droits des femmes ait dominé le hit-parade de la pop indienne et remporté en 2001 le National Screen Award du meilleur clip vidéo. Soudain, elle s’est rendu compte que les médias, l’art, la culture populaire et la technologie pouvaient être des outils très efficaces pour faire progresser la justice sociale.
L’ONG, qui dispose maintenant de bureaux à New Delhi et à New York, opère dans trois États du nord de l’Inde : Haryana, Uttar Pradesh et Rajasthan. « Nous avons commencé à travailler avec des victimes de violence domestique », explique Sohini Bhattacharya. « Notre première campagne s’appelait Bell Bajao ! (Sonnez la cloche !). Cette série de publicités télévisées était conçues pour aider les gens à comprendre que la violence est l’affaire de tout le monde, et leur montrer que lorsqu’un témoin intervient [par exemple, en sonnant à la porte d’un voisin], il peut aider ». Depuis 2008, Bell Bajao! a été vu par plus de 130 millions de personnes en Inde. En 2013, la campagne primée s’est mondialisée, avec des spots mettant en vedette des célébrités internationales comme Sir Patrick Stewart et Michael Bolton.
Le docteur Leena Sushant, directrice de la recherche, du suivi et de l’évaluation de Breakthrough India, affrme que de nombreuses femmes ne voient toujours pas la violence conjugale comme un problème. « Si vous leur posez la question, elles vous diront tout naturellement qu’il est normal que leur mari les gifle quand elles brûlent un roti [pain plat] ou dépensent plus que le budget du mois. C’est difficile d’aider les femmes quand elles ne réalisent pas qu’elles ont un problème ».
L’ONG a appris qu’il est utile d’adopter une approche non conflictuelle. « Les médias, le théâtre et la musique sont nos principaux outils », déclare Leena Sushant. Par exemple, les camionnettes vidéo de Breakthrough India sillonnent les villes et les villages, invitant les habitants à participer à des jeux et à du théâtre de rue pour attirer l’attention sur les violences faites aux femmes.
Au fil des ans, Breakthrough India s’est également attaqué aux problèmes auxquels sont confrontées les jeunes filles. L’éducation est la pierre angulaire de ce travail, découlant de la conviction qu’un changement ne peut se produire que si les mentalités sont façonnées dès le début. L’ONG a maintenant des partenariats avec l’Haryana et l’Uttar Pradesh pour mettre en place des projets dans plus de 150 écoles.
Des études montrent que, dans les villages de ces deux États, 70 % des filles abandonnent l’école avant 16 ans. L’une des raisons est que les écoles manquent de toilettes propres et accessibles ; une autre tient au fait que les aller-retour à l’école peuvent s’avérer dangereux. Les mentalités jouent également un grand rôle : « Une fille fera sienne l’idée qu’il est acceptable pour son frère d’étudier aussi longtemps qu’il le souhaite, mais qu’elle ne peut être éduquée que jusqu’ à un certain point, et devra finalement se marier », déplore Sohini Bhattacharya. « Notre but premier est de persuader les filles qu’elles ont autant droit à l’éducation que leurs frères, cousins ou amis masculins ».
Sunanina, l’adolescente interrogée sur ses rêves, fait partie d’un programme Breakthrough India à Haryana. L’ONG ne s’est pas fixée de date limite pour mesurer l’impact du programme. Elle note toutefois que les filles du village de Sunanina s’inscrivent désormais dans les écoles avec les garçons.
Dans l’État de l’Haryana, l’un des projets, « Partagez votre histoire », incite les mères à raconter à leurs fils leur histoire personnelle de harcèlement sexuel, ou les fois où elles ont été sifflées sur la voie publique ou au travail, afin que les jeunes garçons sachent que cela n’est pas acceptable. « Lorsque nous échangeons avec les garçons dans les villages et les petites villes, nous constatons que beaucoup d’entre eux trouvent amusant de harceler les filles. A travers l’expérience de leur propre mère, les garçons comprennent que ce n’est pas drôle », déclare Sohini Bhattacharya.
Afin d’assurer une approche inclusive, Breakthrough India s’efforce de faire participer les écoles, les jeunes garçons et filles, leurs parents et les chefs de chaque communauté. Par exemple, l’ONG a l’intention de lancer une campagne Ratri Chaupal pour impliquer et sensibiliser les aînés des villages de l’Haryana. Le soir, lorsque les gens rentrent du travail, des discussions communautaires seront organisées pour demander aux anciens du village comment mettre fin à la discrimination à l’égard des femmes.
Financé principalement par des dons et des sponsors, Breakthrough India est soutenu par des entreprises internationales (Google, Oracle), d’autres ONG (UNICEF, Oak Foundation) et des gouvernements (Canada, Pays-Bas). L’organisation, qui a déjà remporté ou été nominée pour plus de deux douzaines de prestigieux prix médiatiques et humanitaires, a connu un nouvel élan en 2016 lorsqu’elle a reçu le prix de la fondation Skoll pour l’entrepreneuriat social – un honneur accompagné de 1,25 millions pour l’aider à étendre son travail et à accroître son impact.
Breakthrough India est composée d’une trentaine de personnes réparties entre les Etats-Unis et l’Inde. Bien qu’elle dispose des ressources nécessaires pour s’attaquer à de nombreux problèmes, elle n’a pas le pouvoir de s’emparer directement de tous. Ce qu’elle peut faire, c’est attirer l’attention des agences gouvernementales sur les problèmes, ce qui fait parfois changer les choses. Et elle ne s’en prive pas.