« Il est temps de nous préoccuper des femmes. » Ces paroles célèbres sont celles de Sanjit « Bunker » Roy, le fondateur du Barefoot College (littéralement le « collège aux pieds nus »). Crée en 1972, ce collège hors du commun, situé dans le village de Tilonia, à 110 km au sud-ouest de Jaipur, en Inde, enseigne aux femmes des milieux ruraux – souvent illettrées –, comment fabriquer des panneaux solaires, des lanternes et des circuits photovoltaïques. Fortes des nouvelles compétences qui leur ont été reconnues, celles que l’on surnomme « mamans solaires » rentrent chez elles pour raviver leurs communautés.
Autour du monde, la vie des femmes s’avère difficile, probablement encore davantage dans les zones rurales des pays en développement comme l’Inde, où les traditions néfastes sont profondément enracinées. En effet, 47 % des jeunes filles interrogées en 2014 dans le cadre d’un rapport de l’UNICEF affirmaient s’être mariées avant l’âge de 18 ans. L’État indien du Rajasthan, où se trouve le Barefoot College, enregistre le plus fort taux de mariages d’enfants du pays. Lorsqu’elles entament leur vie maritale, ces femmes réalisent chaque jour des tâches ménagères harassantes et chronophages, l’absence d’électricité constituant une difficulté supplémentaire. La Banque mondiale estime qu’un foyer indien sur cinq n’a toujours pas accès à l’électricité. Ces chiffres s’élèvent même à un foyer sur deux dans les zones rurales. Pour l’éclairage ou la cuisson, nombre de ménages dépendent du pétrole, au risque de contracter plus tard des problèmes respiratoires ou visuels.
Les terres paisibles de Tilonia, qui couvrent près de 32 000 m2, reposent entièrement sur l’énergie solaire apportée par les ingénieurs du collège. Plus de 15 000 femmes originaires de 83 pays y ont reçu une formation dans divers domaines. Parmi les diplômées, les « mamans solaires » ont le plus fort impact : elles fournissent de la lumière et de l’électricité à plus de 1 200 villages et 500 000 personnes à travers le monde. Nombre de ces femmes − qui n’ont elles-mêmes jamais mis les pieds dans une salle de classe, ni appris à lire −, regardent désormais leurs enfants faire calmement leurs devoirs, le soir, ou leurs voisins regagner leur masure après avoir passé la journée à garder le bétail dans les champs, une lanterne solaire à la main.
Les méthodes utilisées au Barefoot College contribuent à la réalisation de 14 des 17 objectifs de développement durable (ODD) − un ensemble de cibles et d’indicateurs mondiaux que les Etats membres de l’ONU s’engagent à atteindre d’ici 2030, dans l’espoir d’éradiquer la pauvreté, de protéger la planète et de garantir la paix pour l’ensemble des êtres humains.
Partout dans le monde, toute femme âgée de plus de 35 ans, et issue d’une zone isolée, inaccessible, privée d’électricité, peut s’inscrire au cours sur l’énergie solaire, à condition de disposer du soutien de son village. Les états respectifs des « mamans solaires » se chargent des passeports, des visas et du transport jusqu’au Barefoot College, le ministère indien des affaires étrangères accorde une bourse couvrant les frais de séjour à Tilonia. Le programme de formation dure six mois. Deux groupes étudient simultanément, chacun se compose de 20 indiennes et 40 autres nationalités originaires d’Amérique Latine, d’Asie, des Îles du Pacifique ou d’Afrique. La barrière de la langue n’arrête pas les « mamans solaires ». Si elles s’expriment dans des idiomes différents, elles ont en commun leurs expériences de vie et leurs espoirs pour l’avenir de leurs communautés. Les enseignements pratiques reposent sur un système de code couleur qui ne dépend pas de l’utilisation de la langue orale ou de mots écrits.
« Les femmes disposent d’un fort potentiel pour engager une transformation durable et une réduction de la pauvreté, car contrairement aux hommes, elles mobilisent leurs émotions quand elles agissent », déclare la néo-zélandaise Meagan Fallone, directrice générale du Barefoot College. Elle ajoute que les cours sur l’énergie solaire aident les femmes à développer leurs aptitudes à diriger. Lorsqu’elles regagnent leurs villages, elles sont armées de davantage de confiance en elles pour battre en brèche les stéréotypes discriminatoires fondés sur l’appartenance sexuelle qui les empêchaient autrefois d’agir.
L’un des principaux bénéfices du programme réside dans l’effet d’entraînement. À leur retour, les « mamans solaires » ont envie d’initier d’autres femmes à l’énergie solaire. Melekuini Numela, 51 ans, originaire des îles Tuvalu confie qu’elle compte transposer le modèle en installant des lanternes et des panneaux solaires dans son village et partager sa nouvelle expertise avec les femmes des environs. Meagan Fallone explique également qu’à l’issue de leur passage au Barefoot College, le revenu des « mamans solaires » augmente fortement. Ce levier supplémentaire d’autonomisation renforce leur confiance.
L’Indienne Santosh Devi, 25 ans a réussi à briser la barrière des castes à l’aide de sa formation d’ingénieure solaire. Intouchable [en Inde, communauté discriminée de manière illégale par les représentants des castes supérieures], on la mettait auparavant à l’écart en lui interdisant d’interagir avec les individus appartenant aux prétendues castes supérieures. « Je suis devenue une ingénieure solaire, capable d’installer et de réparer les lanternes et les panneaux des villageois. Des personnes de toutes castes viennent me trouver pour solliciter mon aide. Je n’aurais jamais pu imaginer que cela soit possible dans mon village », déclare-t-elle avec fierté.
Meagan Fallone déplore la défiance générale de la société envers les organisations à but non lucratif et l’insuffisance des dons qu’elles reçoivent. Elle ajoute qu’un financement régulier contribuerait à soutenir des projets tels que le Barefoot College
Une chose est sûre : avec les « mamans solaires », la vie a retrouvé ses couleurs pour les communautés rurales d’Inde et du reste du monde. Le Barefoot College illustre parfaitement la capacité des femmes à exercer leurs forces et leurs compétences dès lors qu’elles bénéficient d’opportunités éducatives suffisantes.
Par Mohammed Iqbal pour The Hindu
(Photos : Sandeep Saxena)