Prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz est professeur à l’université de Columbia à New-York et économiste en chef à l’Institut Roosevelt. Dean Baker est co-fondateur du Centre de recherches économiques et politiques de Washington. Arjun Jayadev est directeur du Centre de recherche de l’université Azim Premji à Bangalore et professeur d’économie dans cette université, ainsi qu’à l’université du Massachusetts.
NEW-YORK – En 1997, lorsque le gouvernement sud-africain a voulu amender sa législation de manière à pouvoir mettre des médicaments génériques à la disposition des malades du sida, l’industrie pharmaceutique mondiale a utilisé tout son arsenal juridique pour s’y opposer ; ce qui a retardé la mise en œuvre de cette mesure et causé des dégâts considérables en termes de vies humaines. Finalement, l’Afrique du Sud a remporté la bataille juridique, mais le gouvernement a appris la leçon, car dans le cadre de sa politique de santé, il n’a plus jamais défié le système de droit de propriété intellectuelle dominant.
Mais cela change. Le gouvernement sud-africain va mettre la dernière main à sa stratégie relative au droit de propriété intellectuelle pour améliorer notablement l’accès aux médicaments. Il sera sans aucun doute la cible de pressions bilatérales et multilatérales de toutes sortes de la part des pays riches. Mais il a raison, et d’autres pays en développement ou émergents devraient s’en inspirer.
Au cours des 20 dernières années, les pays en développement ont rué dans les brancards contre le système de droit de propriété intellectuelle. Leur réaction tient en grande partie à ce que les pays riches veulent imposer au monde entier un modèle unique de droit de propriété intellectuelle. Ils cherchent à imposer leur volonté à travers des accords commerciaux et font pression sur l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Les pays avancés préfèrent un système de droits de propriété intellectuelle qui profite avant tout aux grands laboratoires pharmaceutiques et aux agents susceptibles de peser dans les négociations commerciales, mais qui n’encouragent pas spécialement l’innovation et le progrès scientifique. Il n’est donc pas surprenant que les grands pays en développement qui disposent d’une bonne base industrielle (l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil) soient les premiers à se rebiffer.
Ils s’en prennent à l’injustice la plus flagrante du système actuel : l’impossibilité ou la difficulté pour les plus pauvres de bénéficier des médicaments essentiels. En Inde, pour préserver l’accès aux médicaments, un amendement de 2005 a créé un mécanisme unique destiné à restaurer l’équilibre et l’équité en matière de brevet. Surmontant les obstacles considérables posés par les procédures nationales et internationales, la loi respecte les normes de l’OMC. Au Brésil, l’intervention précoce du gouvernement en faveur de l’accès aux médicaments des personnes atteintes du sida a conduit à des négociations qui ont abouti à une baisse considérable du prix des traitements.
L’opposition de ces pays est légitime, car le régime actuel du droit de propriété intellectuelle est inéquitable et inefficace. Dans un nouvel article, nous examinons le rôle du droit de propriété intellectuelle dans le développement. Quantité d’éléments empiriques et théoriques démontrent que les institutions économiques et les législations destinées à protéger la connaissance dans les pays avancés sont de moins en moins adaptées à l’économie mondiale et aux pays émergents ou en développement. Elles ne répondent pas aux principaux besoins humains, notamment en ce qui concerne l’accès aux soins.
La connaissance est un bien public mondial, parce que le coût marginal de son utilisation est nul et plus généralement parce que l’augmentation de la connaissance peut améliorer le bien-être collectif. De ce fait, on a craint que le marché ne propose pas suffisamment de connaissances et que l’incitation à la recherche soit insuffisante.
Durant toute la fin du 20e siècle, il était généralement admis qu’un échec du marché pouvait être compensé par un autre. C’est ainsi que l’on a cru que la création de monopoles privés suscitée par une législation stricte et rigoureusement appliquée sur les brevets pouvait compenser l’insuffisance de connaissances et d’incitation à la recherche. Mais la protection du droit de propriété intellectuel n’est que l’un des moyens d’encourager et de financer la recherche, et il s’est révélé plus problématique que prévu- y compris dans les pays avancés.
Un véritable «maquis de brevets» , de plus en plus dense, étouffe parfois l’innovation – d’autant que certains produits nécessitent des milliers de brevets – et dans certains cas, les entreprises finissent par dépenser davantage pour leurs actions en justice que pour la recherche. Cette dernière vise souvent à renforcer un monopole obtenu grâce aux brevets, plutôt qu’à développer de nouveaux produits. La Cour suprême américaine a décidé en 1973 que les gènes d’origine naturelle ne peuvent faire l’objet d’un brevet. Cela a permis de voir dans quelle mesure les brevets stimulent la recherche et l’innovation comme on le prétend parfois, ou au contraire y font obstacle en limitant l’accès à la connaissance. Le résultat est sans ambiguïté : l’innovation s’est accélérée, ce qui a débouché sur des tests diagnostiques de meilleure qualité et moins chers (par exemple pour détecter la présence de gènes BRCA, facteur de prédispositions possibles au cancer du sein).
On peut envisager au moins trois alternatives pour financer et stimuler la recherche :
– disposer de mécanismes centralisés de soutien à la recherche tels que les Instituts nationaux de santé ou la Fondation nationale pour la science aux USA
– décentraliser le financement direct (un crédit d’impôt par exemple)
– attribuer des prix aux meilleures innovations (voire à d’autres activités créatrices) par l’intermédiaire d’un organisme public, d’une fondation privée ou d’un organisme dédié à la recherche. Le système de brevet pourrait être pensé comme l’attribution d’une récompense. Mais une récompense freine le flux de connaissances, réduit les bénéfices que l’on peut en tirer et crée une distorsion de l’économie. Par contre, l’alternative à ce système optimise le flux de connaissances en favorisant l’existence d’un bien commun créatif, comme on le voit avec les logiciels en open source. Les pays en développement devraient mettre en œuvre toutes ces stratégies pour encourager l’accès au savoir et l’innovation. Les économistes reconnaissent bien depuis des décennies que le changement technologique et le savoir sur lequel il repose constituent le premier facteur de croissance ; donc d’amélioration du développement humain et de la qualité de vie. C’est autant un fossé en matière de savoir que de ressources qui sépare pays développés et pays en développement. Pour optimiser le bien-être général, les dirigeants doivent encourager sans faiblir la diffusion du savoir des pays développés vers les pays en développement.
Alors que les arguments théoriques en faveur d’un système plus ouvert l’emportent, le monde se dirige dans la direction opposée. Depuis 30 ans, le système de droit de propriété intellectuelle dominant freine la diffusion de la connaissance ; et par conséquent de l’innovation, ce qui ne fait souvent qu’élargir le fossé entre les bénéfices qu’en retire la société et ceux des acteurs privés. Les puissants lobbies des pays avancés qui ont conçu ce système privilégie de toute évidence ces derniers ; ce qui se manifeste par exemple dans leur opposition aux dispositions qui reconnaissent des droits de propriété intellectuelle associés au savoir traditionnel ou à la diversité. L’adoption à grande échelle du système actuel de protection très stricte du droit de propriété intellectuelle est sans précédent historique. Cette protection est relativement récente, même parmi les premiers pays industrialisés ; et elle a souvent été esquivée délibérément pour faciliter l’industrialisation et la croissance.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Copyright: Project Syndicate, 2017.
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Accès des médicaments pour tous, une étape importante
Le système actuel de protection de la propriété intellectuelle n’est pas tenable. L’économie mondiale du 21e siècle va se distinguer de celle du 20e siècle par deux points d’importance critique. D’une part, des pays tels que l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil vont avoir un poids économique bien plus conséquent, d’autre part «l’économie sans poids» (l’économie des idées, de la connaissance et de l’information) représentera une part croissante de la production; que ce soit dans les pays développés ou dans les pays en développement. Les règles de «gouvernance» de la connaissance globale doivent évoluer pour traduire ces nouvelles réalités. Un système de droit de la propriété intellectuelle dicté par les pays avancés il y a plus d’un quart de siècle en réponse aux pressions politiques de seulement quelques-uns de leurs secteurs a perdu sa raison d’être dans le monde d’aujourd’hui. Rechercher le profit maximum pour une petite minorité plutôt que le développement général et le bien-être de la majorité n’avait pas de sens à cette époque non plus – si ce n’est en termes de dynamiques du pouvoir. Ces dynamiques sont en train de changer, et les pays émergents devraient prendre l’initiative de créer un droit de la propriété intellectuelle équilibré qui reconnaisse l’importance de la connaissance pour le développement, la croissance et la qualité de vie. Ce n’est pas seulement la production de connaissance qui importe, mais aussi son utilisation en priorité au bénéfice du bien-être et de la santé de la population, plutôt qu’au bénéfice des entreprises. La décision potentielle de l’Afrique du Sud de permettre l’accès de tous aux médicaments pourrait être une étape importante dans cette direction.