
• Un virage imposé par les questions sécuritaire et financière
• Le dialogue vital, même sans reintégration
• Le Faso, trait d’union?
Le Sommet de la CEDEAO, tenu le 14 décembre 2025, a pris d’importantes décisions sur le plan des finances qui concernent l’AES. Dans le communiqué final de cette 68e session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement, la relation entre ces deux institutions semble avoir pris un virage discret. Ainsi, sans revenir sur la rupture institutionnelle, l’Organisation régionale opte désormais pour une logique de coexistence pragmatique, imposée par les questions de sécurité, de finances et d’intégration économique.
Dans le communiqué final de la rencontre, la CEDEAO exhorte explicitement à « maintenir le dialogue avec le Burkina Faso, le Mali et le Niger », en raison de la dégradation persistante de la situation sécuritaire dans la région sahélienne.
Ce changement de ton n’est pas anodin. Il traduit l’échec relatif à la stratégie d’isolement politique et économique adoptée, après les coups d’État dans ces pays. Les sanctions n’ont ni provoqué de retour rapide à l’ordre constitutionnel, ni affaibli durablement les régimes militaires. Au contraire, elles ont contribué à accélérer une recomposition géopolitique, matérialisée par la création de l’AES et l’affirmation d’un discours souverainiste. Face à ce constat, la CEDEAO semble avoir intégré une évidence : l’exclusion durable de trois États centraux du Sahel affaiblit l’ensemble de l’espace ouest-africain.
Pourquoi le dialogue est vital, même sans réintégration ?
La première raison est sécuritaire. Le communiqué d’Abuja consacre de longs développements à la lutte contre le terrorisme, soulignant que le Sahel reste l’épicentre des violences armées en Afrique de l’Ouest. Or, aucune stratégie régionale crédible ne peut être mise en œuvre sans coopération, même minimale, avec les États directement concernés.
Les attaques terroristes ignorent les frontières politiques et institutionnelles. Maintenir des canaux de dialogue avec l’AES devient donc un impératif opérationnel, ne serait-ce que pour l’échange de renseignements et la gestion des effets de débordement vers les pays côtiers.
Sur le plan diplomatique, la CEDEAO doit être capable de s’adapter et de composer avec la nouvelle réalité sahélienne, au risque de perdre sa crédibilité auprès de l’Union africaine et des partenaires internationaux.
La fragmentation institutionnelle de l’Afrique de l’Ouest ne doit pas être perçue comme un échec du régionalisme ouest-africain, longtemps présenté comme un modèle sur le continent.
Des raisons économiques et stratégiques en jeu
La décision la plus révélatrice du communiqué concerne la Banque d’investissement et de développement de la CEDEAO (BIDC). Les chefs d’État approuvent la poursuite de la participation des pays de l’AES à la Banque en tant que membres non régionaux, ainsi que le maintien du personnel ressortissant de ces pays au sein de l’institution.
À première vue, cette mesure peut surprendre. Pourquoi conserver des États officiellement sortis de la CEDEAO au cœur de son principal instrument financier?
La réponse pourrait être, avant tout, pour des raisons économiques et stratégiques. Une exclusion brutale des pays de l’AES fragiliserait l’équilibre financier de la BIDC (même si ces 3 pays ne représentent que 6,29%), affecterait sa crédibilité auprès des bailleurs et risquerait de compromettre des projets structurants transfrontaliers. En maintenant ces pays dans le giron de la Banque, la CEDEAO protège un outil qu’elle considère comme stratégique pour l’intégration régionale.
Le même raisonnement prévaut pour le GIABA. En accordant au Burkina Faso, au Mali et au Niger le statut de membres non CEDEAO, l’organisation reconnaît implicitement leurs efforts en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Là encore, l’objectif est clair : éviter une zone grise financière au cœur du Sahel.
Dans le même temps, les pays de l’AES ont lancé leur propre banque d’investissement, présentée comme un instrument de souveraineté financière et de financement endogène du développement. Mais cette ambition se heurte à des contraintes structurelles. Une nouvelle institution financière met du temps à atteindre une masse critique, à mobiliser des ressources importantes et à gagner la confiance des marchés.
Le Burkina Faso, trait d’union discret entre deux blocs
Un autre élément mérite attention : la nomination du ministre burkinabè de l’Économie à la présidence du Conseil des ministres de l’UEMOA. Cette désignation confère au Burkina Faso un rôle central dans une organisation qui demeure pleinement fonctionnelle et relativement épargnée par les tensions politiques.
L’UEMOA apparaît ainsi comme un espace tampon, permettant de maintenir une continuité institutionnelle entre la CEDEAO et les pays de l’AES. Elle offre un cadre de coopération technique, moins politisé, dans lequel le dialogue reste possible.
Par ailleurs, le Burkina Faso est de plus en plus perçu comme un « bon élève » du GIABA, ce que reconnaît explicitement le communiqué en soulignant l’engagement politique fort des pays de l’AES dans la mise en œuvre des normes de lutte contre le blanchissement illicite et le financement du terrorisme. Cette crédibilité financière contribue à rassurer les partenaires et à faciliter le dégel progressif des relations.
Le communiqué d’Abuja ne marque ni une réintégration de l’AES dans la CEDEAO, ni un retour au statu quo antérieur. Il consacre plutôt l’émergence d’un nouveau modèle : une régionalisation à géométrie variable, dans laquelle la coopération se poursuit là où elle est indispensable, malgré les divergences politiques.
Un choix qui reflète une maturité stratégique. Face aux défis sécuritaires, économiques et humanitaires, la CEDEAO ne peut se permettre une fracture durable avec le Sahel. De leur côté, les pays de l’AES doivent reconnaitre la nécessité de préserver certains cadres régionaux. Une coexistence stratégique qui pourrait préfigurer une recomposition plus profonde de l’intégration ouest-africaine.
J.B


