
• « Le regard de la femme, c’est le regard qui manquait au cinéma »
• « On aurait pu produire et ne pas être sélectionné »
• « Tout le secteur du cinéma doit être révolutionné »
La réalisatrice et productrice burkinabè, Delphine Yerbanga, est présente à la 29e édition du FESPACO avec deux films : un court et un long métrage. Reçue au Café de L’Economiste du Faso, elle a martelé son optimisme sur la moisson des réalisateurs burkinabè durant ce festival. L’entretien lui a permis de poser son regard sur le cinéma burkinabè. Lisez.
L’Economiste du Faso : Vous présentez deux films pour le festival. « Vérité des cœurs » et « Une si longue nuit ». Deux fictions, un court métrage et un long métrage. Alors, commençons par le long métrage. Pouvez-vous nous prévenir sur les conditions du tournage de ce film ?
Delphine Yerbanga : Comme vous l’avez dit, une seule nuit, c’est un long métrage de fiction de 85 minutes qui traite de la question du terrorisme, de la résilience et de la question des violences faites aux femmes. C’est un projet que j’ai écrit il y a maintenant 5 ans. Mais il fallait d’abord chercher des financements, afin de pouvoir réaliser ce film-là. On a été à des guichets chercher l’argent. D’abord, chez nous, au ministère de la Culture et également à d’autres guichets internationaux.
Vous avez pu réaliser votre film, cela veut peut-être dire aussi que le budget n’était pas raccommodé ?
On a dû réajuster beaucoup de choses. Mais il faut aussi noter qu’on a eu beaucoup d’accompagnements qui n’étaient pas en numéraire mais en logistique. Ce qui nous a permis en tout cas d’affecter ce qu’on devait mettre dans la location du matériel à d’autres dépenses, notamment, dans la rémunération des techniciens et des comédiens.
Votre statut d’agent de la RTB ne vous a-t-il pas ouvert des portes ? Certains n’hésitent pas à dire que vous avez eu le soutien du ministre, de la RTB …
DelphineYerbanga est pistonnée, c’est trop dire. Qui connait le cinéma du Burkina, sait que nous n’avons même pas un fonds propre en tant que tel. On a juste des subventions ponctuelles qui viennent souvent nous soulager.
Le Fonds de développement culturel et touristique (FDCT), par exemple, est un Fonds pour la culture de façon générale. Ce qui fait que quand il y a un appel, c’est aussi bien pour le cinéma que pour les autres secteurs de la culture. Donc, je dirais que c’est la volonté du ministère, à travers le FDCT, de vouloir accompagner les jeunes qui m’a fait bénéficier des financements que j’ai eus.
Ce n’est pas non plus parce que je suis de la RTB que je prends le matériel de la télé. La RTB est ouverte à tout le monde et elle accueille les producteurs, les cinéastes. C’est la seule qui est très bien équipée en termes de matériel audiovisuel. Avant moi, il y a eu des coproductions avec d’autres cinéastes que je ne vais pas citer ici. Mais des grands films, des grandes séries qui sont passés sur la RTB ont été réalisés grâce à la coproduction, l’accompagnement et la collaboration de la hiérarchie de la RTB. Et moi qui suis de la maison, c’est encore plus normal que la télé m’accompagne, parce que tout ce que je produis va être diffusé sur cette chaîne qui est mon premier partenaire. En plus, je travaille avec des collègues, des techniciens qui m’accompagnent.
Votre film, « Une si longue nuit », vous l›avez écrit, réalisé et produit. Ce qui n›est pas le cas pour le second film. Pourquoi ?
Oui, « Une si longue nuit », je l›ai écrit en collaboration avec des experts, notamment, Mamadou Seloun Diallo du Sénégal, Iletion Diallo et Kady Traoré du Burkina.
Je n’ai pas produit « Vérité des cœurs » parce que c’est un film qui a été réalisé dans le cadre d’une formation que j’ai eu à faire à l’Institut Imagine de Gaston Kaboré. C’était une formation organisée pour des réalisateurs et des scénaristes, et moi, j’étais dans le groupe des réalisateurs. On a commencé la formation bien avant le FESPACO 2021 et c’est en 2022 qu’on a tourné le film. « Vérité des cœurs » est ma première fiction et c’est ce qui m’a donné plus de courage à aller avec « Une si longue vie ».
Dans le milieu du cinéma, on a l’impression que les scénaristes deviennent réalisateurs, et ensuite producteurs. Quand on prend votre parcours, c’est à peu près pareil. Pourquoi cette migration-là ? Qu’est-ce qui explique cela? Est-ce pour garder plus la main sur l’œuvre ? Pour l’argent ? Qu’est-ce que vous pouvez nous dire là-dessus ?
Oui, c’est ça. Généralement, on rentre dans la production par contrainte. Ce n’est pas tout le monde qui a l’ambition de devenir producteur ou productrice. La plupart des réalisateurs veulent être à l’écart de la production pour pouvoir se concentrer sur la création. Mais quand on rentre dedans, c’est soit parce qu’il n’y a pas assez de producteurs pour prendre les projets qu’il faut, soit les collaborations premières ne se passent pas bien.
Cette année, exceptionnellement, on a l’impression qu’on a beaucoup de fictions, de films en court métrage. Pensez-vous que le nombre pourrait faire la qualité, ou bien c’est parce qu’on est pays organisateur qu’on a choisi beaucoup de films pour contenter un peu les réalisateurs ?
Non, je ne dirais pas ça. Cette année quand même, la moisson est bonne pour le Burkina Faso, car dans presque toutes les catégories, il y a des films burkinabè. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’on a eu deux financements majeurs. Il y a eu successivement deux financements au niveau du ministère de la Culture, à travers le FDCT, et la subvention du chef de l’État pour l’appel à projets de 2023 pour le FESPACO 2023 et l’appel de 2024 pour le FESPACO 2025. De nombreux réalisateurs ont reçu des subventions pour produire des films et ils avaient des scénarios de taille aussi.
Je dirais aussi qu’on a des films de qualité, sinon, on aurait pu produire et ne pas être sélectionnés. En tout cas, j’ai pu voir un peu certains projets et je sais que ça promet.
On a l’impression que de plus en plus, les femmes s’affirment dans la production, dans la réalisation…
Oui. En fait, le regard de la femme, c’est le regard qui manquait au cinéma, parce qu’on a pensé avant que c’est un métier qui était réservé aux hommes, à cause de la lourdeur du matériel. Mais aujourd’hui, on se rend compte que les femmes commencent à être nombreuses dans ce milieu-là. C’est un regard qu’on doit prendre en compte dans la narration filmique. C’est un regard qui compte. Et elle se fait de plus en plus présente. La femme s’impose à travers son regard, sa créativité.
Et vous voyez, ce n’est pas loin de ce que nous faisons au quotidien, parce que même à la maison, les femmes racontent des histoires à leurs enfants, les femmes racontent des histoires à leur mari. Donc, ce n’est pas étonnant qu’on ait des femmes qui fassent des grands films.
Vous avez parlé tantôt du soutien de l’État, qui a permis d’avoir beaucoup plus de films que prévu. Mais la plainte récurrente au niveau des cinéastes, du monde de la culture, c’est de dire que l’État ne soutient pas assez le cinéma. Quel est votre regard par rapport à cette situation ?
Nous n’avons pas une vraie industrie du cinéma. C’est là le problème, en fait ; parce que s’il y avait une industrie du cinéma, peut-être qu’on n’aurait pas besoin de l’État. Mais peut-être que pour avoir cette industrie, on a besoin d’abord de l’accompagnement de l’État et après, le cinéma prendra son envol.
L’État doit-il mettre en place un Fonds où tous les cinéastes peuvent aller avec leurs projets ? L’État doit-il construire des salles de cinéma ? L’État doit-il construire des écoles de formation ? Concrètement, qu’est-ce que l’État doit faire pour accompagner le cinéma ?
Je pense que c’est tout le secteur du cinéma qui doit être révolutionné. Chez nous, au Burkina Faso, il y a la nouvelle agence qui est en train d’être créée, l’ABCA. L’Agence burkinabè du cinéma et de l’audiovisuel prendra en compte tous ces volets-là, c’est-à-dire, de la formation à la production. C’est tout le cinéma qui sera en tout cas valorisé.
La Rédaction