Les quatorze membres de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises appellent dans une tribune au « Monde » les pays riches, à la veille du sommet du G20 à Rome, à renégocier l’accord passé le 8 octobre au détriment des pays du Sud
Tribune. Il y a huit ans, dans la foulée de la crise économique de 2008, les chefs d’Etat et de gouvernement du G20 ont demandé à l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) de s’attaquer à l’évasion fiscale des multinationales, qui coûte au monde au moins 240 milliards de dollars par an.
Le 8 octobre 2021, 136 pays ont signé un accord qui met fin à notre système fiscal vieux de cent ans, reconnaissant pour la première fois la nécessité d’un impôt minimum mondial s’imposant à toutes les multinationales quel que soit le pays où elles déclarent leurs bénéfices, afin de faire disparaître les paradis fiscaux.
L’accord reconnaît aussi enfin le principe selon lequel les multinationales sont des entreprises unitaires opérant dans plusieurs juridictions, et non plus une myriade de filiales qui manipulent les transactions entre elles pour payer le moins d’impôts possible. Leurs bénéfices mondiaux doivent être imposés en fonction de leurs activités réelles dans chaque pays, en fonction des facteurs-clés qui génèrent des bénéfices comme l’emploi, les ventes et les actifs. Les multinationales ne pourront plus déclarer leurs bénéfices où bon leur semble.
Au mépris de l’application du principe d’équité
Mais l’accord obtenu est finalement un accord au rabais, qui, en l’état, profitera essentiellement aux pays riches. Les propositions d’un impôt minimum effectif mondial de 21 % (ou mieux encore de 25 %, comme nous le préconisons) ont été rejetées, au profit du plus petit dénominateur commun de 15 %. Un succès pour l’Irlande, une défaite pour le reste du monde.
Alors que cette réforme aurait pu générer plus de 200 milliards de dollars d’augmentation des recettes fiscales dans le monde avec un taux d’imposition de 21 %, un taux de 15 % ne permettra d’en recouvrir que 100 milliards. Pire, en choisissant d’attribuer en priorité les ressources supplémentaires aux pays où se trouvent les sièges sociaux des multinationales, l’accord donne la part du lion à une poignée de pays riches. Cela se fait au mépris de l’application du principe d’équité dont le G20 avait pourtant convenu, selon lequel les sociétés doivent être imposées dans les juridictions où leurs bénéfices sont générés.
A 15 %, le risque est que ce taux minimum mondial, si bas, ne devienne la norme mondiale, et qu’une réforme qui visait à contraindre les multinationales à payer leur juste part d’impôts finisse par faire exactement le contraire. Les grands perdants seront les pays en développement, déjà les plus affectés par les stratégies d’évasion fiscale des entreprises, mais aussi les petites et moyennes entreprises des pays développés, qui continueront à payer le taux local intégral.
Une mesure tout simplement injuste
Parmi les points les plus problématiques, on relèvera que cette réforme ne s’appliquera qu’aux 100 multinationales les plus grandes et les plus rentables, n’affectant qu’une fraction de leurs bénéfices. De surcroît, les pays signataires de l’accord s’engagent à s’abstenir d’introduire des taxes sur les multinationales numériques, ou à les retirer si elles sont déjà en place. C’est tout simplement injuste.
Pourtant, des propositions concrètes ont été faites par les pays émergents, y compris certains membres du G20, afin que toutes les entreprises paient des impôts dans les pays où leurs activités économiques ont lieu, et pour leur permettre d’appliquer également l’impôt minimum au paiement des services et des gains en capital (règle dite de « l’assujettissement à l’impôt »), afin de contrer une des stratégies utilisées par les multinationales pour transférer leurs bénéfices dans des paradis fiscaux.
Ces propositions ont été ignorées, tout comme les préoccupations répétées concernant les nouveaux mécanismes de règlement des différends, qui s’imposeront aux signataires de l’accord. Les pays en développement craignent que ce soit aux dépens de leurs intérêts. Ces négociations ont lieu dans le contexte de la construction de l’après-Covid-19, alors que les pays développés parviennent à redresser leur économie plus rapidement que les autres, qui ne disposent pas de ressources fiscales similaires.
Ne renforce pas la solidarité mondiale
Il est économiquement insensé d’exacerber cette divergence en ne fournissant pas de recettes suffisantes pour soutenir la croissance économique des pays en développement, qui dépendent plus fortement des recettes de l’impôt sur les sociétés. En pleine pandémie mondiale, et après avoir vu les pays riches monopoliser et thésauriser les vaccins, cet accord n’est guère de nature à renforcer la solidarité mondiale.
Sans compter qu’il va à l’encontre des engagements mondiaux sur le respect des droits de l’homme ancrés dans la Charte des Nations unies, et mine nos possibilités d’atteindre les objectifs de développement durable, notamment celui portant sur la réduction des inégalités au sein des pays et entre eux.
L’accord actuel ne peut être justifié ni au nom de l’équité ni au nom d’une politique fiscale saine. Du point de vue des pays en développement, cet accord ne peut être considéré que comme une solution provisoire qu’ils ont été contraints d’accepter. En l’absence de solutions durables, les pays ne devraient pas être empêchés de continuer à rechercher des mesures alternatives, telles que les taxes sur les services numériques, qui génèrent déjà des recettes aujourd’hui, ou de recourir à la solution de taxation des services numériques élaborée par le Comité fiscal des Nations unies.
La recherche du bien commun
Les négociations doivent se poursuivre sous la présidence de l’Indonésie en 2022 et de l’Inde en 2023. Il est impératif de reconnaître l’échec du processus qui vient d’aboutir, et d’ouvrir un nouveau cycle de discussions donnant vraiment la voix aux pays en développement.
Face à la crise climatique existentielle et l’urgence de fournir des services publics de qualité dans le monde entier, les leaders politiques doivent prendre des décisions visionnaires, mettant de côté les intérêts nationaux, avec pour objectif la recherche du bien commun.
Il faut cesser de s’aligner sur les multinationales et les paradis fiscaux, pour être aux côtés des citoyens, tant au Nord qu’au Sud. Les chefs d’Etat et de gouvernement du G20 ont une opportunité unique à saisir. L’histoire les jugera sévèrement s’ils ne la saisissent pas.
Les signataires de cette tribune sont membres de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation – ICRICT) : Edmund Fitzgerald, professeur d’économie à l’université d’Oxford ; Jayati Ghosh, professeur d’économie à l’université du Massachusetts à Amherst ; Kim S. Jacinto Henares, consultante internationale en fiscalité ; Eva Joly, avocate et ex-députée européenne ; Ricardo Martner, économiste ; Suzanne Matale, ministre de l’Église épiscopale méthodiste africaine ; Leónce Ndikumana, professeur d’économie à l’université du Massachusetts à Amherst ; José Antonio Ocampo, professeur d’économie à l’université Columbia ; Irene Ovonji-Odida, avocate ; Thomas Piketty, professeur à l’EHESS et à l’École d’économie de Paris ; Magdalena Sepúlveda Carmona, directrice exécutive de la Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights (GI-ESCR) ; Joseph E. Stiglitz, professeur à l’université Columbia, lauréat du prix Nobel d’économie en 2001 ; Wayne Swan, président national du Parti travailliste australien, ex-ministre des finances d’Australie ; Gabriel Zucman, professeur associé d’économie à l’université de Californie à Berkeley.
(Avec l’aimable autorisation du service de communication de ICRIT)