Niger: des milliards décaissés pour un abattoir fantôme Nous sommes au quartier Saga, sur le site qui doit abriter le nouvel abattoir frigorifique de Niamey. Les travaux ont été lancés, il y a plus de neuf ans, le vendredi 10 avril 2009 par le président d’alors, Mamadou Tandja, et devaient durer 19 mois. Mais, en lieu et place d’une infrastructure ; «la première du genre dans l’espace CEDEAO» ; c’est un terrain broussailleux, difficile d’accès à cause d’un gros ravin, où s’entassent ferraille, tuyaux et charpentes usés par le soleil ardent du Sahel, qui accueille le visiteur en ce mois de mai 2018. Face à ce spectacle désolant s’étalant sur plusieurs hectares, Hamissou, l’un des gardiens des lieux qui nous a accueillis, ne cache pas son amertume. «Le chantier est arrêté depuis des années. L’eau et l’électricité ont été coupées depuis belle lurette, et l’endroit est infecté par des serpents». D’ailleurs, «faites attention là où vous mettez les pieds», prévient-il. Pourtant, c’est bien ici, sur la rive du fleuve, que devait sortir des sables le nouvel abattoir. Pour ce faire, un marché de gré à gré d’un coût total, hors taxes, de 16 milliards de FCFA, avec une production annuelle de 40.000 tonnes de viande, a été attribué par le régime de Tandja à «Agriculture Africa», une société australienne installée à Tortola, capitale des Iles vierges britanniques (un paradis fiscal reconnu), chapeautée par le groupe GDHI (Global Development Holding International) à la tête duquel trône Monsieur S. Bryan Kenneth Rowe. «Agriculture Africa» a été créée aux Iles vierges britanniques deux mois avant l’attribution de ce marché. Tous les responsables politiques nigériens de l’époque et ceux qui les ont protégés par la suite circulent aujourd’hui en toute impunité.
Comment en est-on arrivé là?
Nous avons retrouvé, parmi les 2,5 millions de dossiers faisant partie de «Offshore Leaks», l’une des toutes premières enquêtes réalisées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en 2012, des informations confidentielles relatives à l’abattoir frigorifique de Niamey. Avec le concours de ICIJ et du Centre Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO), à travers l’une des plus grandes collaborations des journalistes d’investigation de la région ouest-africaine du nom de West Africa Leaks, le journal l’Evénement, à travers ces données, lève un coin de voile sur cet autre scandale. Selon diverses sources de notre enquête, confirmées par M. Yahaya Baré, ancien secrétaire général du ministère de l’Elevage au moment des faits, tout est parti d’une visite, courant année 2006, d’une délégation officielle des princes saoudiens au Niger. A l’issue de leur séjour, les visiteurs ont signifié aux autorités nigériennes leur appui pour exporter de la viande nigérienne de qualité dans les pays du golfe et approvisionner surtout les troupes américaines.
Pour ce faire, rapporte Yahaya Baré, «le président Tandja a d’abord injecté 2 milliards de FCFA pour une vaste campagne gratuite de vaccination et de déparasitage du cheptel nigérien. Au bout de trois ans, le Niger a obtenu le certificat de l’OIE (Office internationale des épizooties) qui est un organisme international basé à Paris et regroupant 152 pays membres. La mission principale de cet organisme est de recueillir les déclarations de maladies animales et de diffuser cette information à tous les pays membres pour qu’ils puissent se protéger des épizooties». Exempt de la peste bovine, le Niger commandite donc une étude de réhabilitation de l’actuel abattoir de Niamey auprès du cabinet français SOFRECO. Ce dernier, «souligne dans ses conclusions qu’il ne peut pas être réhabilité pour répondre à la demande. C’est là que vint l’idée de construire un nouvel abattoir», précise M. Baré. Un appel d’offres fut lancé. Des sociétés espagnoles, anglaises, chinoises et australiennes envoyèrent des dossiers de candidature. Mais, le président Tandja mettra les conclusions de l’avis d’appel d’offres de côté, en décidant derechef de porter son choix sur «Agriculture Africa». C’est ainsi que dans l’après-midi du 9 avril 2009, M. Issiad Ag Kato, alors ministre de l’Elevage et des Industries animales, et M. Bryan Rowe, président d’«Agriculture Africa» signaient ; en présence du ministre du Commerce, de l’Industrie et de la Normalisation, M. Halidou Badjé, de la ministre de l’Urbanisme, de l’Habitat et du Cadastre, Mme Aïssa Diallo Abdoulaye, du secrétaire général du ministère de l’Economie et des Finances, ainsi que des cadres du ministère de l’Elevage ; une convention de partenariat. L’article 4 de cette convention dit que l’Etat du Niger assure le financement intégral de la construction de l’abattoir pour un montant global de 16.069.849.740 FCFA, hors taxes. L’alinéa 2 du même article indique que l’Etat du Niger confie à «Agriculture Africa» la construction de l’abattoir. En son article 5, la convention précise que pour ce qui est de l’exploitation de l’abattoir, «l’Etat du Niger la concède à la Société de gestion de l’abattoir de Niamey (SOGAN), créée à cet effet». L’article 6 de la convention dit que «le capital de la SOGAN est fixé à 1.500.000.000 FCFA, reparti entre «Agriculture Africa» à hauteur de 51% et l’Etat du Niger, les privés nigériens et le personnel pour 49%. En son article 15 de la section 3 relative aux dispositions financières et comptables, la convention précise qu’ «Agriculture Africa» «s’engage à verser (…) une redevance annuelle forfaitaire calculée sur le chiffre d’affaires (…). La répartition des dividendes de l’exploitation de l’abattoir est affectée comme suit : 70% au concédant et 30% au concessionnaire». Prenant la parole, ce jour-là, pour justifier le choix du Niger du groupe australien GDHI (Global Development Holding International), le ministre Kato dira que «ce partenaire a une expertise et une renommée mondiale en matière d’abattoir et de viande. Aussi, les propositions techniques et financières faites au Niger répondent aux normes internationales et aux attentes de nos populations». En réponse au ministre, M. Bryan Rowe souligne que «ce nouvel abattoir sera le plus moderne de l’Afrique» et qu’il est «convaincu de révolutionner l’agriculture et l’élevage au Niger». Le lendemain, 10 avril 2009, ce fut au tour du président Tandja Mamadou de poser, en grande pompe, la première pierre pour la construction de cet abattoir. A cette occasion, Seini Oumarou, Premier ministre, chef de gouvernement, avait affirmé que «cette infrastructure; la première du genre dans l’espace CEDEAO; sera construite selon les normes européennes et américaines et permettra d’augmenter la valeur et le volume du commerce intra-régional de la viande. Elle contribuera de manière significative à la réalisation de l’objectif 6% de croissance agricole annuelle, tel que défini dans le cadre du Programme de développement agricole de l’Afrique du NEPAD-Union africaine».
Relativement à l’apport économique de cet abattoir, Seïni Oumarou dira que «les éleveurs nigériens tireraient 28,5 milliards de FCFA en moyenne chaque année sous forme de produit de vente du bétail; le budget de l’Etat enregistrerait 1,768 milliard de FCFA en moyenne sous forme de redevances et de dividendes par an; le PIB serait amélioré par la création d’une valeur ajoutée de plus de 32 milliards de FCFA par an; le développement des exportations de la viande permettrait d’améliorer la balance de paiement de plus de 30 milliards de FCFA par an», ajoutant que «plus de 20 milliards de FCFA seraient injectés dans l’économie nationale sous formes d’achats et services». Sur le choix de la société adjudicatrice du marché, le chef du gouvernement indique que «le choix du ministère de l’Elevage et des Industries animales a été porté sur le groupement d’entreprises australiennes dont l’expérience et le savoir-faire en matière d’élevage et de viande est de réputation mondiale. Il s’agit du groupement GHD, GDHI et Rural Solution S.A qui, à titre d’exemple, a construit l’abattoir de Mina en Arabie Saoudite, le plus grand abattoir «Halal» du monde avec une capacité de traitement de 134.000 têtes de moutons par jour, employant 24.000 personnes et ayant coûté 300 millions de Dollars américains». Après cette cérémonie, «5 milliards de FCFA ont été avancés à la société «Agriculture Africa», révèle M. Baré, ancien secrétaire général du ministère de l’Elevage. Aussi, pour aller vite, a renchérit M. Baré, ««Agriculture Africa» a préfinancé les travaux pour une enveloppe de 4,5 milliards de FCFA». Suite au coup d’Etat militaire intervenu en 2010, le dossier, comme le chantier de construction de cet abattoir, n’a pas connu d’avancement.
Mais, dressant le bilan des actions réalisées conformément à la feuille de route assignée par le Premier ministre sous la transition militaire, le ministre de l’Agriculture et de l’Elevage, M. Malick Sadalher, avait affirmé au cours d’un point de presse animé le dimanche 17 octobre 2010 «qu’un comité de réflexion a été mis en place sur la relance des travaux de construction du nouvel abattoir de Niamey». Joint par nos soins, l’ancien ministre Malick Sadalher qui a succédé à Issiad Ag Kato révèle qu’un «avenant a été signé entre la société australienne et l’Etat du Niger pour éviter tout contentieux». Avec l’avènement de la 7e République, le ministre de l’Elevage de l’époque, M. Mahaman El Hadji Ousmane, rapportait dans une interview accordée le 29 mai 2015 à l’organe gouvernemental «Le Sahel Dimanche» que «les travaux de construction dudit nouvel abattoir ont démarré le 1er septembre 2009, mais sont en arrêt depuis le 11 avril 2010 à la suite d’une inspection d’Etat diligentée par l’Inspection générale d’Etat». C’est dans ce contexte, indique M. Mahama El Hadji, que «le Premier ministre, chef du gouvernement, Brigi Rafini, a effectué le 13 avril 2012 une visite sur le site du nouvel abattoir. A l’issue de cette visite, des instructions ont été données au ministre de l’Elevage pour réfléchir et proposer des solutions en vue d’une reprise rapide des travaux de construction de cet abattoir». De ce fait, précise-t-il, par arrêté n° 20/MEL/DGPIA/DIA du 23 avril 2012, un comité de relance, de suivi, de la supervision et de contrôle des travaux de l’Abattoir frigorifique de Niamey (AFN) a été mis en place. Ce comité multisectoriel a été chargé de donner la situation du matériel commandé (inventaire du matériel réceptionné, inventaire du matériel stocké au port, inventaire du matériel non arrivé au port); d’étudier les obstacles juridiques pour proposer de nouvelles conditions consensuelles de reprise des travaux; de corriger les insuffisances conceptuelles et de mise en œuvre du projet et d’explorer toutes les possibilités de financement (publiques ou privées) de l’AFN».
«Après une analyse minutieuse de la situation, le comité interministériel a recommandé la recherche de financement pour la reprise des travaux de construction dudit abattoir»
La suite, on la connait ; le contrat fut résilié et l’affaire portée devant les tribunaux. «Agriculture Africa a porté plainte et a gagné le procès, avec dommages et intérêts d’environ 4 milliards de FCFA», souligne M. Baré. Joint le 7 mai 2018 par ICIJ, M. Bryan Rowe confirme que sa société a gagné le procès suivant «trois procédures judiciaires contre l’État du Niger pour manquement à ses obligations en vertu de l’accord». S’agissant des montants perçus, M. Bryan indique que «nous ne pouvons pas le dire, car nous sommes liés par la confidentialité». Au cours de nos investigations, nous nous sommes rendus au niveau de l’Agence judicaire de l’Etat (AJE) pour en savoir plus sur le dossier, mais on nous a fait comprendre que la procédure suit son cours. Interrogé le 11 mai 2018 par ICIJ, le ministre nigérien des Finances, M. Hassoumi Massoudou, qui a sous sa coupe l’AJE, nous a demandé de nous adresser au ministère actuel de l’Elevage. C’est cette même posture qu’a adoptée son prédécesseur, M. Saïdou Sidibé, actuellement président de la Chambre des Comptes au Niger. Au vu de ce qui précède, l’on doit se demander pourquoi le président Tandja a donné un marché de gré à gré à cette société ? En nous transportant sur le site de construction de cet abattoir, nous étions surpris de constater que c’est la société de gardiennage «SAGE», appartenant à M. Issiad Ag Kato (signataire de la convention avec Bryan) qui garde toujours les lieux. Y a-t-il eu du favoritisme pour permettre une telle situation ? Selon des e-mails d’Offshore Leaks consultés par L’Evènement, la banque First Caribbean a refusé le 19 mai 2009 à «Agriculture Africa» et ses filiales liées au projet d’abattoir l’ouverture des comptes, en estimant que «la nature de l’activité et certains lieux où aura lieu l’activité sont considérés comme à haut risque». Ce qui prend le contrepied des affabulations du Premier ministre, Seïni Oumarou, lors de la pose de la première pierre, ajoutées à celles du ministre de l’Elevage de l’époque, sur l’expérience de la société «Agriculture Africa». Il est ressorti de nos investigations que cette dernière n’a aucune expérience dans le domaine de construction des abattoirs. Mieux, elle n’a pas construit l’abattoir de Mina en Arabie Saoudite comme ces personnalités politiques l’ont souligné. D’ailleurs, cette information a été confirmée par M. Bryan, en ces termes: «Il se trouve que Agriculture Africa n’était pas impliqué dans la construction de l’abattoir de Mina». C’est dire que dès au départ, c’est un faux dossier qui a été ficelé, d’autant plus que l’abattoir devrait être financé sur fonds propres de l’Etat. Pour preuve, les termes de la convention dévoilent eux-mêmes l’incohérence des concepteurs. En effet, il est dit que c’est l’Etat nigérien qui finance sur fonds propres l’abattoir. Pourquoi n’est-il pas actionnaire à 100% ? Au lieu de cela, c’est «Agriculture Africa» qui est actionnaire majoritaire à hauteur de 51% et l’Etat du Niger, les privés nigériens et le personnel n’ayant que 49%.
S’agissant de la répartition des dividendes, il est écrit que 70% reviendraient à l’Etat du Niger et 30% au nouvel abattoir. Alors, quelle part revient à «Agriculture Africa» qui est actionnaire à 51% ? La construction de cet abattoir cache donc beaucoup de zones d’ombres. Le représentant de la société «Agriculture Africa» se trouve être un ancien ministre et conseiller, aux moments des faits, du ministre signataire de la convention. «Le financement dont il disposait (NDLR: Etat du Niger) pour le projet a été perdu lorsque le coup d’État a eu lieu», confiait M. Bryan. Cette révélation confirme-t-elle nos informations sur la dilapidation des fonds disponibles devant servir à la réalisation de l’abattoir par la junte militaire? Sinon, pourquoi les travaux ont été arrêtés du fait d’une simple inspection d’Etat? Cette préoccupation explique-t-elle la signature de l’avenant comme l’a souligné le ministre Sadalher ? Pourquoi «le comité interministériel a recommandé la recherche de financement pour la reprise des travaux de construction de cet abattoir» dont les montants ont été débloqués à la veille du coup d’Etat de 2010 ? Pourquoi aussi cette même junte militaire qui a pris le pouvoir en 2010, tout comme le régime actuel, n’a-t-elle pas mené des enquêtes dignes de foi pour démasquer tous les intervenants dans ce dossier ? Il se trouve que le président Issoufou, depuis son arrivée au pouvoir il y a de cela sept ans, n’a jamais daigné faire l’audit de la transition militaire. L’on constate aussi que plusieurs personnalités citées plus haut dans ce dossier occupent de nos jours encore des postes de responsabilité au sein de l’appareil d’Etat. D’autres y demeurent très influentes, à l’image de Tandja Mamadou, ancien président de la République ; Salou Djibo, ancien chef de la junte ; l’ancien Premier ministre Seïni Oumarou qui occupe actuellement le poste de Haut-Représentant du président de la République, et Issiad Ag Kato, un membre influent du parti présidentiel.
Moussa Aksar
21 May 2018
L’Evènement Niger