Dans l’atmosphère frénétique du nord de Dakar, un groupe de jeunes filles se fraie un chemin à travers les effluves de charbon de bois et de poissons frits. Habillées en tenues de sport bleues et blanches, les regards se tournent progressivement vers elles lorsqu’elles approchent un terrain vague juste assez grand pour servir de terrain de football. « Vous devriez être chez vous, pas en train de jouer au foot » lance un groupe de garçons. Sans prêter attention à la remarque, l’une des filles dessine au charbon de bois les délimitations des cages de foot et lance le ballon en l’air.
Les railleries de ce type de la part des jeunes ne sont pas rares au Sénégal. A travers le pays, une certaine perception du rôle de la femme est enracinée dans les mentalités dès le plus jeune âge. Malgré l’article 31 de la Convention internationale des droits de l’enfant des Nations Unies reconnaissant le droit de chaque enfant de jouer, on attend souvent des jeunes filles sénégalaises qu’elles participent aux tâches domestiques, leur laissant peu de temps récréatif. Seyni Ndir Seck en est un bel exemple. Présidente de Ladies’ Turn (Au tour des femmes), une association qui promeut le football féminin dans le pays, elle a grandi en dissimulant à ses parents sa pratique du football. « Cela n’a jamais été facile pour les filles de nos générations de jouer au football, que ce soit au Sénégal ou ailleurs », nous confie cette ancienne capitaine de l’équipe nationale féminine du Sénégal de 38 ans.
Ladies’ Turn a pour mission d’aider chaque jeune fille qui souhaite apprendre à jouer au football à réaliser son rêve. Lancée en 2009, l’association est le fruit de la collaboration entre trois amies : Seyni Ndir Seck, l’américaine Jennifer Browning et la journaliste sportive camerounaise Gaelle Youmi basée au Sénégal. Le trio, appelé « Triangle de feu » s’est rencontré lorsque Jennifer Browning, qui travaillait pour le PNUD, a reçu une bourse pour financer un projet en lien avec le football. Durant Navétanes (littéralement championnat hivernal en wolof ), un championnat de football informel populaire au Sénégal, Jennifer Browning était surprise de ne voir aucune femme jouer, d’autant plus qu’aux Etats-Unis, le football est avant tout un sport de femmes. C’est ainsi que les trois amies décidèrent « d’organiser un tournoi qui a connu un succès, puis une association pour organiser de façon périodique ce tournoi », explique Seyni Ndir Seck. En 2009, ce premier tournoi avait alors attiré 400 filles. A présent, Ladies’ Turn est présente dans 11 régions du pays et les équipes se réunissent jusqu’à cinq fois par semaine durant la saison d’entraînement. En 2017, plus de 200 filles ont participé aux entraînements de manière régulière à travers le pays, et 100 filles se sont déjà inscrites au prochain tournoi qui aura lieu en janvier 2018.
L’impact de l’association sur la vie des jeunes filles sénégalaise va bien au delà de la pratique du football. Pour Ladies’ Turn, il ne fait aucun doute que le football est un puissant levier d’égalité hommes-femmes. Cela permet de donner confiance aux filles en leurs capacités mais aussi de créer de nouveaux rôles modèles pour la société. C’est également un moyen de leur apprendre à travailler en équipe et de les former à la prise de décision. Certaines des filles sont mêmes devenues des entraîneuses pour l’association et organisent des entraînements « dans les quartiers », participant à créer une nouvelle image des Sénégalaises dans le sport. « Nous sommes des femmes, nous voulons le même statut que les hommes » confie une fille de l’équipe de Koumbal, une région du sud-ouest du pays.
Entre contestations et difficultés financières, le quotidien de l’association n’est pas de tout repos. Bassouré Diaby, Coach en chef de l’équipe féminine nationale du Sénégal et coordinateur de Ladies’ Turn à Saint Louis ( la deuxième ville du Sénégal ) a été surpris par le niveau de mécontentement de la population, « Il faut accepter que tout le monde n’adhère pas, mais de là à rencontrer autant de résistance, ça je ne m’y attendais pas ». Financièrement, Ladies’ Turn a eu la chance d’obtenir des partenariats avec le British Council et l’ambassade canadienne du Sénégal mais cela n’est pas suffisant puisque les 8 employés de l’association sont tous bénévoles.
Ne perdant pas de vue l’objectif final, ce joyeux trio ne s’arrête pas là. Seyni Ndir Seck a récemment été nommée Présidente de la Commission du Football Féminin à la Fédération Sénégalaise de Football, un autre moyen de faire évoluer les mentalités en essayant d’influencer la manière dont sont organisés les tournois de football officiels dans le pays. Un objectif est également de promouvoir l’éducation secondaire des jeunes filles à travers la pratique du football. L’équipe est pour cela actuellement à la recherche de partenariats financiers.
Seyni Ndir Seck se dit optimiste sur l’avenir de Ladies’ Turn ainsi que sur celui des jeunes filles, qui s’affirment de jour en jour sur le terrain, et en dehors.
Idrissa Sane pour Le Soleil
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