PÉKIN – Il y a quelques mois, le New York Times titrait en couverture: «La Chine est-elle la nouvelle grande puissance coloniale de la planète?» L’idée d’une Chine colonialiste au XXIe siècle n’est pas nouvelle ; les observateurs débattant de cette question depuis une dizaine d’années. En réalité, pour quiconque a vécu ou étudié le colonialisme, cette affirmation apparaît fort inappropriée, voire insultante.
Le colonialisme exposé dans les ouvrages Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Et l’Europe sous-développa l’Afrique de Walter Rodney, ou encore Peau noire, masques blancs de Franz Fanon est un colonialisme puissant et insidieux. À l’époque décrite, malgré de solides relations sur le plan du commerce et des investissements, on observe systématiquement une domination explicite, illustrée par l’enseignement imposé, par des couvre-feux, et par des restrictions de circulation des personnes sur la base de la couleur de peau.
Les pays qui ont fait l’objet de ce colonialisme – dont mon pays natal : le Kenya – en ressentent encore aujourd’hui les effets. Qualifier la Chine de puissance coloniale revient en quelque sorte à passer sous silence les atrocités réelles qu’ont subies les communautés colonisées, y compris mes propres parents, qui ont été incarcérés par les autorités coloniales britanniques.
Mais au-delà de son manque de finesse morale, une telle comparaison ne présente tout simplement aucune utilité. Le fait d’attribuer à la Chine l’étiquette de «colonisatrice» ou de «bienfaitrice» ne permet nullement pas de comprendre la véritable nature de sa relation avec le continent africain, sans parler d’autres régions telles que les Caraïbes. Or, en période de dynamique des puissances potentiellement déséquilibrées, il est indispensable de comprendre cette relation.
J’ai récemment travaillé avec le cabinet de conseil indépendant China Africa Advisory, afin d’explorer en profondeur la manière dont les acteurs chinois opèrent au sein de plusieurs grands pays africains, notamment en effectuant des comparaisons très révélatrices entre ces différents pays. Trois observations s’en dégagent principalement.
Première observation : les entreprises d’État et sociétés privées chinoises, les départements gouvernementaux et les organisations non-gouvernementales préfèrent traiter commercialement avec les pays africains ayant déjà officialisé leurs relations avec la Chine. Ce n’est pas de cette manière que fonctionne habituellement le colonialisme, pour ceux qui formuleraient encore une telle comparaison.
Ces officialisations s’effectuent souvent dans le cadre de protocoles d’accords, que les acteurs chinois ont tendance à considérer comme des «passerelles». À titre d’illustration, le Kenya a conclu au moins 17 protocoles d’accords avec les acteurs gouvernementaux chinois ; ententes qui ont attiré un grand nombre d’entreprises chinoises et d’ONG opérant par exemple dans la gestion de zones économiques spéciales ou dans la conduite de grands projets d’infrastructures et d’agriculture. La Tanzanie et le Mozambique voisins ont chacun conclu moins d’une dizaine d’accords de ce type, et attirent par conséquent moins d’activités chinoises.
Deuxième constat : les acteurs chinois ne se désintéressent pas aux pays dont le gouvernement favorise légitimement les intérêts de leurs propres citoyens (ce qui, ici encore, n’est pas un trait caractéristique des colonisateurs). Dans les pays africains présentant par exemple un solide droit du travail, les entreprises chinoises consentent non seulement volontiers à réaliser des projets d’infrastructures et autres projets sous contrat, mais ont également tendance à recruter davantage d’effectifs locaux que de travailleurs chinois. Une récente étude publiée par McKinsey a révélé la présence d’environ 90 % d’employés locaux au sein de 1.000 entreprises présentes dans huit pays africains.
Cette politique de recrutement peut produire un puissant impact dans le pays concerné.
La création d’emplois liée à des projets de construction, ainsi qu’à des investissements manufacturiers, est en effet essentielle, notamment dans des pays comme l’Afrique du Sud, la Namibie et Sainte Lucie, qui sont concernés par un taux de chômage des jeunes de plus de 40 %. Ce passage à un recrutement plus local est d’autant plus remarquable qu’il a été observé, pour la récente année 2015, que près de 40 % des travailleurs chinois à l’étranger opéraient sur le continent africain.
La troisième observation issue de nos recherches concerne l’authentique complexité des décisions chinoises en matière d’investissement.
Comme tous les investisseurs, les acteurs chinois opérant en Afrique se concentrent sur la maximisation des rendements – ce qui implique la recherche d’économies à croissance rapide. Comme le révèlent de récents travaux de la Johns Hopkins University, les destinations d’investissement de la Chine en Tanzanie, au Ghana et au Kenya connaissent un taux de croissance annuel de plus de 6 %.
En revanche, à la différence de nombreux autres investisseurs, les acteurs chinois sont prêts à prendre des risques économiques et politiques. Prenons l’exemple de l’Afrique du Sud, qui a conclu un «partenariat stratégique global» avec la Chine. Depuis l’année 2003 au moins, l’Afrique du Sud apparaît régulièrement dans le top 5 des bénéficiaires africains d’investissements directs étrangers en provenance de Chine ; le nombre d’IDE chinois continuant d’augmenter, alors même que décline la croissance économique de l’Afrique du Sud.
De même, l’Angola, la République démocratique du Congo et le Zimbabwe – pays à l’environnement politique particulièrement difficile qui apparaissent généralement au plus bas des indices mondiaux de compétitivité – constituent tous d’importantes destinations non seulement en termes de prêts, mais également sur le plan d’investissements chinois non financiers, significatifs depuis une dizaine d’années.
On estime qu’environ 389 millions d’Africains vivent encore aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, soit la moitié des personnes s’inscrivant dans cette catégorie à l’échelle mondiale. L’implication de la Chine en Afrique peut permettre la réduction de ce chiffre, mais seulement à condition que les pays africains travaillent à la gestion stratégique de leurs relations avec la Chine, dans un souci de préservation de leurs propres intérêts lorsqu’il s’agit pour eux de conclure des accords mutuellement bénéfiques avec le géant asiatique. Bien qu’il soit erroné de parler d’une Chine colonisatrice, nous aurions tort de considérer comme anodine sa présence mondiale croissante.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Copyright: Project Syndicate, 2017.
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Mieux cibler les relations avec la Chine
Bien que la Chine ne se montre pas colonialiste, les gouvernements d’Afrique et d’ailleurs ont pour responsabilité de veiller à ce que leurs relations avec la Chine répondent à leurs propres intérêts et objectifs de développement. Compte tenu de la présence mondiale croissante de la Chine, une approche improvisée n’est plus possible. C’est pourquoi je suggère quatre démarches majeures.
Tout d’abord, chaque gouvernement doit élaborer en profondeur un «plan» relatif à la Chine, énonçant explicitement ce que ses citoyens entendent tirer des partenariats avec la Chine. Ces plans pourraient également favoriser une diligence raisonnable, par exemple, en explorant les relations de la Chine avec les États voisins ou non, en direction d’un même niveau de développement.
Deuxièmement, chaque État doit solliciter les acteurs chinois les plus susceptibles de l’aider à mettre en œuvre son plan relatif à la Chine. Des organisations telles que le China-Africa Business Council pourraient contribuer à faciliter cette recherche et favoriser des rencontres. Troisièmement, il est nécessaire que les États négocient des protocoles d’accord et autres contrats sur la base de bonnes pratiques établies. Dans la conduite de telles négociations, les pays africains doivent savoir qu’ils jouissent d’un fort pouvoir de négociation vis-à-vis de la Chine ; plus encore que de nombreux autres pays en voie de développement.
Enfin, les gouvernements doivent solliciter l’aide d’entités nationales, telles que les ONG, pour le contrôle et l’examen des résultats produits par les activités chinoises, par exemple, en termes de normes du travail et de performances environnementales.