Dossier

Le grand paradoxe de l’inclusion financière de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) au Burkina Faso: Quand les pauvres financent les riches

Ces derniers temps, l’inclusion financière est revenue au sein du débat économique. C’est un moyen par lequel une masse critique  de populations pauvres peut accéder à la monnaie et aux services financiers pour mener des activités économiques et sortir ainsi de la pauvreté. En effet, l’état de pauvreté est une situation de personnes ou de groupe de personnes dépourvues de ressources minimum pour vivre. Cette catégorie se retrouve hors du circuit économique, soit par manque de ressources financières, soit par manque de ressources relationnelles, soit par manque de talents ou qualifications professionnelles valorisables sur le marché du travail permettant d’obtenir des revenus monétaires.

La masse des pauvres grandissant pourrait, à terme, être source de conflits sociaux préjudiciables à l’équilibre social, d’où l’idée de développement de l’inclusion financière afin de favoriser une participation de tous à l’activité économique. La Banque mondiale, la BCEAO et la coopération bi ou multilatérale, les économistes se sont investis dans cette problématique. Seulement, ces nombreuses approches mettent l’accent sur les indicateurs comme le taux de bancarisation, l’accès au crédit, le rôle de la microfinance, le transfert des fonds, toutes approches qui font le point de l’état des lieux.

De cette problématique, nous estimons qu’il faut également rechercher les bases de l’inclusion financière dans la théorie économique. Cela permettra non seulement d’améliorer sensiblement les politiques, mais aussi de se rendre compte qu’au Burkina Faso, c’est plutôt le système bancaire qui nous exclut, par les excédents structurels de liquidités qu’il génère au profit des autres pays. Dans ces conditions, que faire ?

1- En rappel, l’inclusion économique a été développée par les différents courants de pensées économiques, dont physiocrates, les économistes classiques, Karl Marx et surtout les post Keynésiens.

Chez les physiocratiques (François Quesnay) et les classiques de la tradition de Adam Smith-David Ricardo, le fonctionnement de l’activité économique était animé schématiquement par trois  classes, à savoir les propriétaires fonciers, les entrepreneurs, les ouvriers :

Les propriétaires fonciers, pour la location de leur terre aux entrepreneurs, reçoivent en contrepartie une rente foncière tirée de la production ;

Les ouvriers perçoivent des entrepreneurs un salaire naturel qui leur permet de vivre et reproduire la force de travail ;

Les entrepreneurs-capitalistes perçoivent le profit de l’activité.

Ainsi, tout le monde serait inclus dans l’activité économique. Seulement, le modèle connait des limites. La croissance de la population entraîne une augmentation de la demande de produit alimentaire. Cette demande additionnelle est satisfaite par la mise en valeur de terres marginales ou moins fertiles, avec pour conséquence une baisse des taux de profit et partant, de la croissance économique en général.

2- Karl Marx fut un critique de l’école classique et de ses prédécesseurs,  mais fondamentalement sur le plan économique, il resta proche d’eux. Il distingue dans le fonctionnement économique principalement deux classes, ceux qui possèdent les moyens de production ou capitalistes,   ceux qui ne possèdent que leur force de travail à vendre pour vivre, les ouvriers. Dans le processus de production, les capitalistes rémunèrent les ouvriers au salaire naturel tout juste bon pour la reproduction de la force de travail. La différence avec la production globale appelée plus-value est accaparée par les capitalistes pour réinvestir et en tirer plus de profit. La plus-value étant concentrée entre les mains d’une minorité de capitalistes face à une majorité de salariés sans  pouvoir d’achat suffisant, il s’en suit donc des crises de surproduction. La paupérisation des travailleurs les conduit à s’organiser pour prendre par la force ou la révolution les moyens de production. Ainsi, ils instaureront la dictature du prolétariat ou l’organisation de la société sans classe. A l’Etat révolutionnaire d’organiser la production abondamment pour tous, où à terme, chacun sera satisfait selon ses besoins. A l’expérience, le pessimisme de Karl Marx et des classiques fut vaincu : le capitalisme a montré une extraordinaire capacité de résilience aux crises économiques ; à l’inverse, un siècle d’expérience du socialo-communisme a conduit à l’effondrement du système communiste qui s’est éloigné de la terre promise de Karl Max.

3- Les postkeynésien ont repris le flambeau de John Maynard Keynes pour avancer que c’est moins   l’antagonisme des classes sociales qui bloque la croissance, mais plutôt le rôle et  jeux des principaux  acteurs économiques qui sont en cause ; c’est ainsi qu’ils distinguent 4 intervenants  principaux :

les entrepreneurs qui prennent l’initiative de la production des biens et services sur la base d’un profit positif anticipé ;

les banquiers qui ont le monopole de la finance et dont le rôle majeur est de financer les demandes d’avances des entrepreneurs ;

les travailleurs qui louent leur talent aux entrepreneurs pour la production ;

l’Etat qui a une fonction de régulation mais qui doit intervenir en cas de crises qui menacent le système économique.

Il apparait évident que l’inclusion financière passe par des pôles de décisions économiques qui permettent l’inclusion de tous. En effet, les entrepreneurs ne s’endettent pas pour adopter le comportement de l’ouvrier de la Bible  qui, après avoir pris le talent du Seigneur, l’a enterré et le lui a remis intact  à son prochain passage. Les entrepreneurs s’endettent pour  faire circuler la monnaie. Si un boulanger obtient de sa banque 500 millions  F CFA, cette somme sera convertie en loyers, en équipements, en salaires, en somme, en revenus distribués tout le long du circuit économique. Les salariés utilisent les revenus de leur travail pour racheter, en retour, les biens produits et  offerts sur le marché. Les entrepreneurs font ainsi des recettes, remboursent le crédit avec les intérêts aux banquiers  et gardent le profit pour l’ouverture d’un nouveau cycle de production.

Ainsi,  au cœur du circuit économique  et de l’inclusion postkeynésienne, se trouve le système bancaire dont la validation des anticipations des entrepreneurs dynamise l’économie ; à l’inverse, si la banque refuse les avances, il va de soi que l’économie sera en panne.

4- Dans ce cadre, qu’elle est la situation au Burkina Faso ?

Les banques burkinabè participent à l’investissement national, certes ; seulement, leur  jeu au sein du marché interbancaire de l’UEMOA laisse percevoir des possibilités additionnelles de financement au profit de l’économie nationale. En effet, les banques du Burkina s’illustrent par leurs surliquidités structurelles. Ces excédents  du Burkina Faso sont valorisés dans les autres pays de l’UEMOA, paradoxalement dans un pays sous contraintes de financements des opérateurs économiques. En effet, sur les compartiments au jour le jour, à une semaine, un mois, un trimestre, etc.,  le Burkina dégage des excédents de liquidités au profit des autres banques de l’UEMOA. A titre indicatif, en 2020 :

– dans la semaine du 28 septembre au 05 octobre, il est enregistré 57 milliards 009 millions d’excédents ;

-dans la semaine du 30 juin au 06 juillet,  80 milliards 800 millions d’excédents ;

-dans la semaine du 2 juin au 8 juin, 111 milliards 800 millions d’excédents ;

-dans la semaine du 26 mai  au 8 juin,  143 milliards 300 millions d’excédents.

Le tableau ci-après donne une petite idée des excédents de quelques semaines du Burkina entre 2020 et 2017 :

En compulsant les statistiques du marché monétaire sur les 134 semaines d’activités de septembre 2020 à octobre 2017, il apparait que c’est sur seulement 7 semaines que le Burkina est déficitaire de quelques milliards  F CFA. Dans 95% des cas, les banques burkinabè dégagent des excédents de liquidités qui profitent plus à la croissance des autres pays qu’au Burkina Faso. Cela est une constante structurelle  du système bancaire burkinabè depuis plus de 40 ans que le marché monétaire  existe. Comment un pays peut- il se développer, si au jour le jour, il « exporte » sa force de travail et ses liquidités au profit des autres pays ?

5- Or, le développement économique, c’est-à-dire, le bien-être généralisé pour tous avec comme support  une transformation des  mentalités suppose :

-une croissance économique soutenue par une augmentation de la création des richesses année après année.

-une croissance soutenue suppose à son tour l’investissement, c’est-à-dire, une transformation des liquidités en création des biens et services. Or, si  toutes les surliquidités nationales ne sont pas utilisées par l’investissement national, toute croissance devient illusoire ou du moins se maintient à un niveau en deçà de son potentiel. L’utilisation des liquidités nationales participe de l’inclusion financière chère à la BCEAO, moyen par lequel tous les acteurs au passage peuvent capturer un revenu monétaire par intégration à l’activité économique. Seulement, dans  la pratique, le système bancaire burkinabè semble exclure ou du moins intégrer les opérateurs économiques   à un niveau en deçà de son potentiel, si bien qu’on ne peut pas résorber le chômage  grandissant.

6- Dans ce contexte, qui sont les gagnants et les perdants ?

Les bénéficiaires  des  surliquidités burkinabè sont les banques nationales excédentaires, les autres banques de l’UEMOA, les opérateurs économiques des autres pays de l’UEMOA.

En effet, les banques burkinabè, en plaçant leurs surliquidités rémunérées garanties par la BCEAO, reçoivent des intérêts moyens pondérés pouvant aller de 2,5% à 6,5% selon les situations, les années  et les termes. Ce qui constitue une rente sans risque pour les banques burkinabè.  Les autres banques de l’UEMOA qui ont accès aux ressources excédentaires des banques du Burkina augmentent leur capacité d’intervention, contre naturellement des intérêts qu’elles tirent de ces opérations.

Leurs offres auraient été moins importantes sans l’apport des Burkinabè, et elles auraient réalisé moins de profit.

Les opérateurs économiques des autres pays de l’UEMOA perçoivent plus d’avances de leurs banques ; ils dynamisent leurs affaires sur les fonds burkinabè. Les contributions des liquidités burkinabè accroissent l’offre de monnaie dans leur pays et de ce fait, peut avoir pour effet, soit une stabilisation des taux d’intérêts au profit des opérateurs étrangers, soit même une baisse de ce taux.

A l’inverse, les perdants sont les opérateurs économiques du Burkina et de manière générale, l’économie nationale burkinabè.

En effet, la surliquidité nationale neutralisée au profit des autres pays réduit l’offre de fonds prêtables, et de ce  fait, peut conduire à une hausse des taux d’intérêts débiteurs à la charge des opérateurs économiques nationaux. Cette hausse probable des taux d’intérêts aura pour conséquence une augmentation de la charge de la dette, se répercutant sur une augmentation des prix des produits nationaux, et conduisant, par ricochet, à une perte de compétitivité nationale. Au niveau national, tous les acteurs économiques perdent au change, à l’exception des banques nationales.

Dans ces conditions, un proverbe moaga dit que même si l’enfant ne pleure pas, il a besoin de sa mère. Si on compile le nombre de mémoires, thèses, articles de presse, séminaires, ateliers sur les contraintes de financement au Burkina Faso, on peut avoir facilement la  taille d’au moins  trois éléphants superposés. Comme le dit si bien le Pr Bado Laurent,  au Burkina Faso, on meurt de soif au milieu de l’eau ; au Pr Ra-sablga Seydou Ouédraogo de l’Institut FREE AFRIK de souligner la faiblesse de la qualité du débat public. Ils ont tous raison.  Concernant la monnaie, un auteur disait que « la monnaie est comme le sexe, quelque chose qu’on utilise tous les jours, mais dont on a honte d’en parler ». Les  Camerounais, avec tout l’humour dont ils ont le secret, disent que l’argent n’aime pas le bruit.  Cette posture sociale honteuse vis-à-vis de la monnaie par la communauté humaine semble avoir écarté la monnaie du débat public. Or, vu son importance dans une économie monétaire comme l’essence de toute activité économique et des biens et services, il y a lieu d’en débattre, car les surliquidités bancaires du Burkina sont en dernier ressort et en grande partie la propriété des déposants, et non  uniquement composées du capital des banques. On est en droit de s’attendre à une utilisation maximum des surliquidités au profit  de l’économie nationale d’abord.

Pour nous résumer :

Au cœur de la croissance économique, se trouve l’investissement ;

L’investissement est la transformation des liquidités monétaires en biens et services ;

Le premier facteur permissif de l’investissement est la mise des liquidités aux entrepreneurs par les banques, après avoir estimé leur risque partagé.

Au Burkina Faso, les banques financent l’économie nationale, certes ; seulement, les surliquidités bancaires structurelles sur le long terme ne sont pas de nature à favoriser une pleine inclusion financière.

Au contraire, on assiste à une sorte d’exclusion monétaire par l’importance des montants placés sur les autres pays, alors que les opérateurs économiques nationaux en souffrent.

Le choix est entre :

-soit le laisser-aller, qui consiste à enrichir les autres et réduire les opportunités de croissance au Burkina et augmenter la pauvreté au Burkina ;

-soit entreprendre des actions de l’introversion financière au profit de l’économie nationale. Dans ces conditions, revient la grande question de Lénine : « Que faire ? » Tel sera l’objet de notre prochain papier.o

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